Les femmes ont-elles, elles aussi, le droit d’exprimer leur colère au travail ?

Les femmes ont-elles, elles aussi, le droit d’exprimer leur colère au travail ?

Oui, vous pouvez vous mettre en colère au travail. Mais selon que vous soyez une femme ou un homme, elle sera interprétée différemment. Peu de recherches se penchent sur ce sujet. Nous avons donc décidé de mener notre propre enquête auprès de managers des deux sexes.

Au cours d’une réunion d’équipe tendue, les esprits s’échauffent et un cadre masculin hausse le ton. Imaginez maintenant qu’une femme ait fait de même. Pensez-vous vraiment que sa colère serait perçue de la même manière ?

Si les émotions jouent un rôle central dans l’exercice du leadership, peu d’études portent sur les différences de perception de la colère selon qu’elle soit exprimée par des hommes ou des femmes. Or, les biais inconscients liés au genre sont encore profondément ancrés dans nos esprits.

Des racines profondes

Ces biais sont à l’origine des stéréotypes ou des préconceptions que l’on nourrit sans s’en rendre compte. Ils ont un impact sur nos décisions, nos actions et nos interactions avec les autres, et risquent de créer des inégalités au travail.

Leurs racines sont profondes. Depuis toujours, l’émotivité est perçue dans notre société comme un trait féminin, tandis que la rationalité est associée au masculin. Les hommes sont souvent vus comme une figure d’autorité, alors que les femmes incarnent la douceur et la compréhension. Ces clichés pèsent sur notre perception des émotions.


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Des études montrent que les femmes qui expriment de la colère au travail sont souvent jugées plus sévèrement que les hommes. L’étude de Brescoll et Uhlmann (2008) nous apprend par exemple qu’elles sont perçues comme moins compétentes. C’est exactement l’inverse pour leurs homologues masculins, qui seront davantage respectés. Ce biais affecte les évaluations des femmes et freine leur évolution professionnelle.

« On me demande souvent si j’ai mes règles »

Pour comprendre les impacts concrets des biais de genre sur la perception de la colère, nous avons interrogé 8 dirigeants (3 hommes et 5 femmes) issus de divers horizons professionnels et régions dans l’industrie du gaz. Leurs retours mettent en avant des tendances aussi préoccupantes que révélatrices.

Une dirigeante nous a parlé de ses difficultés à les dissimuler : « Je suis quelqu’un de très direct. Je communique très clairement, et mes émotions se lisent souvent sur mon visage. J’ai du mal à les masquer. » Ce besoin constant de refréner les signes de sa colère pour éviter d’être mal considéré engendre une pression considérable.

Une autre participante explique même : « Quand je montre ma colère, on me demande souvent si j’ai mes règles. Cela remet en question mes compétences de leader. » Ce type de préjugés contraint les femmes à refouler leurs véritables émotions, ce qui peut accroître le stress et réduire la satisfaction au travail.

L’avantage masculin

La colère des dirigeants masculins est souvent perçue différemment de celle de leurs consœurs. Nos entretiens ont permis de mettre en lumière des différences frappantes dans la manière dont la colère masculine est envisagée, généralement de manière plus positive.

Plusieurs interrogés voient dans la colère des hommes un signe de force et d’autorité. D’après un répondant, elle peut même être synonyme d’assurance ou de passion, ce qui leur octroie un avantage dans les postes de direction. Ce préjugé sociétal peut amener à penser que les dirigeants masculins sont plus investis, plus impliqués.


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« La colère n’est pas mauvaise en tant que telle, mais la réaction qu’elle suscite peut être problématique. Elle peut parfois déclencher des changements salutaires ou mettre en lumière des problèmes importants », commente l’un des interrogés. Si la colère masculine peut avoir des aspects constructifs, tout dépend donc de la manière dont elle est gérée.

Il convient néanmoins de rappeler que les hommes subissent eux aussi des pressions pour se conformer à certains rôles traditionnels. Un rapport de l’American Psychological Association (APA, 2018) démontre qu’ils sont souvent encouragés à refouler les émotions perçues comme des signes de faiblesse, telles que la tristesse ou la peur, ce qui peut accroître leur stress et nuire à leur santé mentale.

Silence radio

Si des politiques d’équité sont mises en place, leur application laisse le plus souvent à désirer. De nombreuses organisations restent silencieuses sur la question des perceptions de la colère liées au genre. « On parle beaucoup d’égalité. Mais dans les faits, les stéréotypes restent omniprésents », remarque une dirigeante.

Ce silence perpétue le statu quo et empêche tout changement véritable. Les organisations ne prennent que trop rarement le problème à bras le corps. Et pendant ce temps, les dirigeantes doivent gérer seules ces défis. Sans soutien clair ni formation, le poids de la gestion de ces perceptions repose sur les épaules des individus affectés. Ce manque d’initiative à l’échelle organisationnelle semble indiquer un renoncement, ce qui ne fait que renforcer ces stéréotypes.

Initiatives essentielles

L’instauration d’une culture de leadership dynamique et inclusive passe par la mise en place de programmes de formation et de dispositifs de soutien. Ces initiatives sont essentielles pour mettre en lumière les biais inconscients, promouvoir l’intelligence émotionnelle et développer les compétences culturelles des dirigeants et des employés. Voici comment les organisations peuvent faire la différence : 

Formation sur les biais inconscients :

Aider les dirigeants et les employés à identifier et à réduire leurs propres biais, pour créer un lieu de travail plus équitable. Ce type de formation peut mettre en lumière des préjugés latents qui affectent les interactions et les décisions quotidiennes, et ainsi déclencher un véritable changement.

Développement de l’intelligence émotionnelle :

L’intelligence émotionnelle est essentielle au bon leadership. Les programmes de formation axés sur ce thème permettent aux dirigeants de gérer leurs émotions et de comprendre celles des autres. Cet aspect est d’autant plus important au sein d’équipes multiculturelles et diverses. Le développement de l’intelligence émotionnelle permet de prendre de meilleures décisions et de renforcer le leadership.

La compétence culturelle :

Cet aspect est essentiel dans le monde du travail globalisé d’aujourd’hui. Les programmes de formation axés sur la sensibilisation culturelle permettent aux dirigeants de comprendre et de respecter les différentes normes et échelles de valeurs. Cette prise de conscience contribue à éviter les malentendus et favorise une communication efficace, ce qui permet de créer des équipes plus unies et soudées.

Mentorat et coaching :

Le mentorat et le coaching jouent un rôle essentiel pour soutenir les dirigeants dans leur gestion des défis liés aux biais de genre et aux différences culturelles. Les mentors les plus expérimentés offrent des conseils précieux, ce qui permet de gagner en confiance et en résilience. Au contact de ces profils chevronnés, les dirigeants de demain profitent d’un soutien essentiel. Ils obtiennent des clés pour comprendre la complexité des rôles de leadership.

Grâce aux investissements dans des programmes de formation et des systèmes de soutien, les organisations parviennent à transformer leur culture de leadership. Ces initiatives permettent non seulement de lutter contre les préjugés sexistes et les différences culturelles, mais également de créer un environnement plus inclusif et efficace. Aider les dirigeants à exprimer toutes leurs émotions profite en effet à tous.

Un nouvel équilibre en vue ?

Pourquoi les hommes sont-ils applaudis pour leur passion alors que les femmes sont jugées pour leur émotivité ? Ce double standard persiste et façonne toujours nos environnements professionnels. En dépit des progrès en matière d’égalité de genre, les femmes se retrouvent souvent en position de faiblesse lorsqu’elles expriment leur colère.

Selon un rapport de McKinsey & Company (2022), les équipes de direction diversifiées obtiennent de meilleurs résultats financiers et innovent davantage. Les entreprises dont la direction tend vers la parité ont plus de chance (21 %) de dépasser la concurrence en termes de rentabilité et de créer davantage de valeur (27 %).

Mais d’après une étude LinkedIn reprise par le Forum économique mondial (2023), les femmes occupent 32,2 % des postes de haute direction, soit près de 10 points de moins que leur part dans la population active (41,9 %). Cette disparité est encore plus prononcée dans certains secteurs, ce qui montre bien les obstacles systémiques auxquels les femmes se heurtent tout au long de leur carrière. Ce deux poids deux mesures dans la perception de la colère est l’une des manifestations de cette inégalité. Et si, indépendamment de notre sexe, nous dirigions plutôt notre colère contre cet état de fait ?

Mina VuleticEtudiante à SKEMA Business School, au sein du MSc International Human Resources & Performance Management

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Stéphanie ChasserioStéphanie Chasserio, Co-titulaire de la Chaire "Women and Business", Professeur de Management, SKEMA Business School

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