Quelle intégration pour la publicité sur les enceintes intelligentes ?

Quelle intégration pour la publicité sur les enceintes intelligentes ?

Le marché des enceintes intelligentes (EI) gagne chaque année du terrain. Il a atteint au niveau mondial 49,2 millions d’unités au 4ème trimestre 2019, soit +52% par rapport à 2018 (Canalys). En France, le taux de pénétration de l’EI est de 9% vs 25% aux USA (CREDOC), sachant qu’elle est arrivée environ deux ans après dans l’hexagone (Hadopi & CSA).  

Le marché français présente une belle marge de progression.

La confidentialité des données personnelles est potentiellement un frein malgré l’entrée en vigueur du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) le 25 mai 2018.  

Cette possible croissance des usages liée à l’EI pose la question de la mise en place du business model gratuit par la publicité. Il peut se développer plus aisément mais risque d’un autre côté de faire fuir une partie de la clientèle. 

Dans ce contexte, comment intégrer la publicité sur les EI, tout en respectant l’utilisateur, notamment en Europe ? Pour approfondir ce sujet, une étude qualitative a été réalisée fin 2019 auprès de 5 professionnels en droit et 8 en marketing. Trois éléments majeurs apparaissent. 

Un enjeu stratégique : sécurité des données personnelles et gestion des données  

Sécurité des données personnelles 

On estime que deux tiers des Français n’ont pas d’EI en raison d’une crainte liée à la confidentialité des données personnelles (CREDOC, Hadopi & CSA). Plusieurs gênes peuvent l’expliquer.  

  • D’abord, l’EI peut s’activer seule, il suffit qu’elle détecte un mot clé similaire, comme le précisent la CNIL et Melody Nour, déléguée à la protection des données (DPO) en externe. Elle peut ainsi enregistrer des conversations, autres que des requêtes qui lui seraient faites.  
  • Autre risque, celui de la fuite des données, comme avec la poupée Cayla (Marc Rees, rédacteur en chef d’un site lié à l’actualité informatique et numérique). Cette poupée, dont le concept est proche de l’EI, est dotée d’une forme d’intelligence artificielle couplée à une application. Elle répond aux questions des enfants. Il a été dévoilé qu’une personne située à neuf mètres, à l’extérieur du bâtiment dans lequel se trouvait la poupée, pouvait se connecter à elle grâce au système Bluetooth et ainsi écouter, voire même enregistrer, des conversations. Aucun mot de passe, ni identifiant ou installation de l’application n’étant requis pour s’appairer à la poupée avec un smartphone ou tout autre objet disposant du système Bluetooth. La personne pouvant même échanger avec l’utilisateur. On imagine aisément les désagréments voire les intrusions que cela pourrait provoquer.  
  • Enfin, la CNIL mentionne que les enregistrements liés aux requêtes sur l’EI sont conservés sur le cloud. Il n’y a ainsi aucune certitude quant à la confidentialité.  Un “(…) protocole de cryptage des données décentralisé et calibré (…)  est nécessaire”, précise Steve Fuhrmann, juriste TIC et responsable du département droit du numérique dans un cabinet de Conseils en Propriété Industrielle.  Néanmoins, il est vrai que « Tout peut être respectueux de la vie privée dès lors qu’on a le choix et qu’on exploite ces choix (…) » indique Violette Ramousse, DPO et juriste en droit numériqueEn effet, rappelons qu’un des principes directeurs du RGPD est celui de la transparence (articles 12, 13, 14 du RGPD). Les entreprises doivent mettre à la disposition des utilisateurs une information concise, transparente, compréhensible et facilement accessible concernant le traitement de leurs données personnelles. De plus, le RGPD demande qu’une base légale soit appliquée pour l’utilisation de ces données (article 6 du RGPD). La demande de consentement, comme base légale, serait ici appropriée. Aussi s’agirait-il de demander le consentement éclairé des utilisateurs pour traiter leurs données personnelles et cela par un acte positif (CNIL). Néanmoins, la transparence et la demande de consentement ne semblent pas être correctement prises en compte. Violette Ramousse indique, suite à son expérience, que « (…) tout ce qui était information et recueil du consentement était complètement dilué ». A ce titre, on peut très largement débattre de la différence entre une information consultable (par exemple, « voir notre politique de gestion des données ») et une information disposée sur le packaging, de manière plus coercitive (« Attention, nous stockons les requêtes sur une base non cryptée », ce qui ne serait pas vendeur). On connait l’écueil, dans un autre domaine, des bandeaux sur les sites web « Accepter ou personnaliser les cookies ».  Pour plus de sécurité, un cloud européen serait certainement plus approprié (Gwenaelle Bodilis, DPO externe et consultante RGPD, cabinet de conseil en protection des données personnelles ACOMH). 

Gestion des données et « monétisation de l’intime »  

A côté de ces inquiétudes, la quantité de données répertoriées par l’EI permet de générer un profil publicitaire complet sur l’utilisateur (Desbiey et la CNIL). Il faut rester conscient que les décisions algorithmiques liées au profilage sur Internet peuvent choisir ce qu’un utilisateur reçoit ou non comme information (Cléo Collomb, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication), d’autant plus que les données peuvent être utilisées de façon abusive, voire malveillante (Steve Fuhrmann).  

L’affaire Facebook-Cambridge Analytica en est l’exemple : les données de 87 millions d’abonnés de Facebook ont été utilisées par l’équipe de Donald Trump pour l’aider en partie à remporter les élections américaines. Ces personnes n’ont pas été mises au courant de l’utilisation de leurs données ni du but recherché par cet usage, à savoir recevoir des messages personnalisés pour influencer leur vote.  

Pour Violette Ramousse il faudrait laisser le choix à l’utilisateur d’accepter ou non le profilage lié aux enregistrements vocaux sur l’EI. Marc Rees évoque de son côté l’idée d’un tableau de bord. Cela permettrait à l’utilisateur de reprendre la main sur ses données comme le proposent Google avec la personnalisation des annonces publicitaires ou Your Online Choices avec les cookies. Cela permettrait à l’internaute de contrôler les fournisseurs avec lesquels il accepte de partager ses informations.  

En plus de ces données, Paul Amsellem, président fondateur de Madvertise, régie publicitaire mobile, signale que la donnée émotionnelle, grâce à la donnée vocale, pourrait être utilisée et permettre de faire varier les messages publicitaires. Les avis sont partagés quant à son utilisation. L’émotion permettrait un ciblage plus précis selon un interviewé et rendrait le message moins intrusif selon Mathieu Gbetro, senior vice-président data. Melody Nour indique néanmoins « On serait presque sur des considérations de manipulation afin de conclure une vente, je pense ». En effet, on peut imaginer que si un utilisateur a une intonation enjouée, il pourrait être plus à même de recevoir et de prendre le temps d’écouter une publicité pouvant l’entraîner plus facilement à un achat, plutôt que s’il avait un ton pressé.  

Des formats et un mode d’achat adaptés 

Il existe deux possibilités : la publicité dans les applications vocales et le référencement payant, notamment pour Google dont la publicité est le cœur de métier. Si le référencement payant semble générer quelques questions, notamment parce que l’enceinte intelligente n’émet qu’une seule réponse, cela l’est beaucoup moins pour la publicité au sein du contenu des éditeurs.  

A ce titre, le message publicitaire doit être très court au sein des applications vocales, « 6 secondes » mentionne Julien Le Bescond, directeur marketing digital. Il est préférable de le positionner sur un contenu long comme un podcast plutôt qu’un flash infos d’à peine trois minutes (Hadopi & CSA). Les premières publicités sont déjà apparues. BFM a lancé une campagne publicitaire composée de cinq messages d’environ 15 secondes sur des applications vocales d’actualités. Plus encore, la publicité conversationnelle (ou interactive) est adaptée. La webradio Pandora l’a déjà mise en place, Google aussi avec le film La Belle et la Bête sur l’application vocale « Ma journée ». En effet, lorsque les utilisateurs ont demandé à l’assistant les prévisions de leur journée, la Google Home en a profité pour indiquer que le film La Belle et la Bête sortait au cinéma le jour même. Plus encore, elle mettait en avant le film et proposait de répondre à de potentielles questions sur ce sujet. Néanmoins, Google mentionne qu’il ne s’agissait pas d’une publicité.  

Enfin, même s’il est encore tôt pour parler de programmatique, notamment pour la recherche vocale, cela sera possible si les données sont nombreuses et précises. Les interviewés en marketing parlent alors surtout d’achat au CPM (coût pour mille impressions, soit mille diffusions). Toutefois, SoudCast, spécialisé dans l’Ad-Tech audio, et ShirkaLAB, spécialisé dans les applications vocales, ont récemment mis en place un système pour programmer des campagnes audios dans les applications vocales.  

Ainsi, comme au début d’Internet et des réseaux sociaux où la publicité n’était pas présente, cette dernière commence à apparaître petit à petit.   

Un principe important : le « user first » 

Il faudra nécessairement un temps d’adaptation pour que l’utilisateur accepte la publicité sur l’EI (Valentin Quelard, directeur d’une agence média, et Hakim Hattou, co-fondateur d’une agence programmatique). Son caractère intrusif peut être un frein comme cela a pu être le cas pour certaines bannières sur Internet. Rappelons que lintrusion apparaît quand le message n’est pas souhaitéplus encore s’il ne peut être évité (Ines Chouk & Denis Guiot respectivement maître de conférences et professeur des universités), ou s’il fait barrage à la réponse recherchée (Mathieu Gbetro). Ainsi, les interviewés en marketing mentionnent que le message publicitaire sur l’EI doit : 

  • Apporter une valeur ajoutée à l’utilisateur, c’est-à-dire répondre à son besoin, comme c’est le cas des annonces sponsorisées sur les moteurs de recherche (Valentin Quelard).  
  • Etre diffusé si l’utilisateur a démontré son intérêt pour la marque/produit, voire même en fonction du choix de publicité accepté par l’utilisateur (Dhia Aouni, directeur pôle data et Violette Ramousse).  

Aux USA, une étude menée en 2019 révèle que la publicité apparaît moins intrusive sur les assistants vocaux que sur d’autres canaux de communication. 

En conclusion, le modèle économique lié à la publicité apparaît prometteur sur les EI. La condition sine qua non à son développement est l’augmentation du nombre d’utilisateurs, les annonceurs n’ayant pas vocation à investir sur un nouveau canal si la cible n’est pas suffisamment importante. Pour ce faire, il apparaît nécessaire de respecter les contraintes réglementaires en Europe en assurant au maximum la confidentialité. En France, la CNIL est déjà en relation avec les fabricants d’EI pour mieux appréhender le système de ces appareils et mettre en place des solutions pour l’adapter au RGPD. Sur son site Laboratoire d’Innovation Numérique, la CNIL émet des sujets de réflexion liés à cette technologie. Par ailleurs, elle met en garde le grand public et apporte des préconisations aux développeurs et aux utilisateurs.  

Enfin, pour que ce modèle économique lié à la publicité puisse se développer, une autre condition est nécessaire : le message devra être adapté à l’expérience utilisateur de façon à rester relativement discret.  

Autre question en suspens : Comment l’EI peut-elle transmettre le bon message publicitaire à la bonne personne et au bon moment ? Sans identification vocale, les données sont partagées. On a tous en tête quelques exemples de surprises ratées dues à un reciblage publicitaire sur un appareil partagé….

Jean-François DetoutProfessor of Digital Marketing and e-Business, SKEMA Business School

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Laure Tonson la TourLaure Tonson La Tour, étudiante MS Marketing Data et Commerce Electronique, SKEMA Business School

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