On dit parfois que les choses les plus simples sont les meilleures. Mais cela s’applique-t-il aux sciences ? En 1993, le professeur Samuel Huntington a tenté de le faire à la géopolitique. Sa théorie des relations internationales repose sur une division du monde entre “civilisations”. Simplisme ou simplicité ?
En 1329, le moine franciscain Guillaume d’Ockham a formulé le principe de parcimonie, selon lequel la solution la plus simple est généralement la meilleure. Autrement dit, les explications improbables d’un système doivent être écartées. Cette valorisation de la simplicité n’est pas propre à Ockham : d’Aristote au philosophe contemporain Gaspard Koenig, en passant par Montaigne, nombreux sont ceux qui ont souligné son importance. C’est sans doute pour cette raison que les sciences, qu’elles soient sociales ou exactes, recourent si fréquemment à des simplifications.
Les fables d’Ariel Rubinstein
Dans les sciences, les simplifications se concrétisent souvent par l’usage de modèles. Par exemple, en économie, où la complexité ne peut être abordée sans simplifications, les modèles sont omniprésents, notamment grâce à des hypothèses simplificatrices telles que l’hypothèse de rationalité ou d’accès identique à l’information. Bien que ces modèles soient souvent qualifiés de « simplistes » ou « irréalistes », l’économiste Dani Rodrik souligne que c’est précisément leur simplicité qui leur confère de la valeur. Un modèle permet d’éclairer un aspect particulier du monde réel en se concentrant sur les éléments essentiels, tout en écartant ceux qui pourraient compliquer la compréhension.
L’économiste Ariel Rubinstein compare les modèles à des « fables » : dans un univers imaginaire, les fables enseignent une morale applicable à la réalité. De manière similaire, les modèles fournissent des clés pour comprendre le monde réel à partir de situations fictives et simplifiées. Ainsi, la simplification s’avère indispensable dans les sciences.
Cependant, un problème survient lorsque le cadre conceptuel est trop simplifié ou éloigné de la réalité. La simplification devient contre-productive, perdant les vertus qui faisaient initialement sa force. La frontière entre « simple » et « simpliste » est mince.
Basique, simple
En géopolitique, l’étude des conflits mondiaux a fait l’objet de plusieurs grilles de lecture dont l’une des plus connues est celle du « Choc des civilisations » de Samuel Huntington. Sa théorie est pour la première fois exposée dans la revue Foreign Affairs en 1993. Trois années plus tard, le professeur américain parachève sa réflexion dans l’ouvrage « The Clash of civilizations ». Au niveau national comme international, dans les milieux populaires comme universitaires, son livre est un grand succès. En 1993, Samuel Huntington fait l’hypothèse que les principaux conflits mondiaux ne seront plus idéologiques – comme pendant la guerre froide – mais opposeront des États de « civilisations » différentes. Toute sa théorie repose donc sur l’hypothèse qu’il existe 8 civilisations – occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, indoue, slave-orthodoxe, latino-américaine et africaine.
Dès le départ nous constatons que les civilisations ne sont pas classées selon les mêmes critères. Les civilisations « bouddhistes », « indoues » et « orthodoxes » sont définies par des critères religieux. En revanche, la civilisation « africaine » est définie géographiquement. « L’Occident » est quant à lui décrit par des valeurs abstraites – de liberté et de droit. La construction du cadre conceptuel de Samuel Huntington semble d’emblée insuffisamment exigeante.
Les simplifications excessives se prolongent dans la manière d’interpréter les conflits mondiaux. Il voit dans la première guerre du Golfe un affrontement entre les civilisations occidentale et islamique. Certes, la première guerre du Golfe a impliqué des pays appartenant à ces deux ensembles. Certaines populations du Golfe ont même partagé un sentiment d’agression après l’intervention étatsunienne. Néanmoins, le conflit opposait initialement l’Irak et le Koweït, deux pays de la « civilisation islamique ». Puis, les Etats-Unis sont intervenus à la demande de l’Arabie saoudite et avec l’appui de l’ensemble de la Ligue arabe. De la même manière, il est un peu simpliste d’invoquer l’alliance des « civilisations » islamiste et asiatique sur la base d’une augmentation des exportations d’armes chinoises vers le Pakistan. Les Etats-Unis exportent massivement du matériel militaire en direction de l’Arabie saoudite et de l’Égypte. Dès lors, la « civilisation islamique » ne devrait-elle pas être un allié de l’Occident plutôt qu’une « menace existentielle » ?
Les sismologues du Choc
Aussi, Huntington se concentre sur des conflits aux plus forts échos médiatiques pour faire du choc des civilisations le paradigme de la conflictualité mondiale. Pourtant d’autres conflits existent : il convient de se demander s’ils peuvent effectivement appuyer la théorie d’Huntington. A cet égard, des études quantitatives peuvent donner un éclairage intéressant par le biais de tests empiriques. D’après l’examen statistique du professeur Jonathan Fox, les insurrections non civilisationnelles de groupes ethniques minoritaires sont près de deux fois plus élevées que ces mêmes insurrections lorsqu’elles sont civilisationnelles. Même constat dans les Etats faillis : les conflits non civilisationnels sont environ deux à trois fois plus élevés que les conflits civilisationnels. Depuis la fin des années 1990, cet écart se réduit, sans pour autant donner complètement raison à la théorie d’Huntington. Quant à l’analyse quantitative des causes de conflits par tests OLS montre que la variable « civilisation » n’est significativement pas déterminante, contrairement au séparatisme, aux ingérences étrangères et aux répressions politiques. L’étude de Jonathan Fox se révèle donc intéressante pour mieux vérifier la pertinence de la théorie d’Huntington au sein même d’un pays. Elle ne prend néanmoins pas en compte les conflits interétatiques.
Le professeur Afa’anwi M. Che adopte une perspective plus globale en intégrant l’ensemble des conflits impliquant au moins un acteur étatique. En appliquant strictement le découpage géographique des aires civilisationnelles proposé par Huntington (CIVDIF), les résultats sont révélateurs.
L’écart significatif entre les deux types de conflits s’explique par le fait que cette étude considère les civilisations comme des blocs monolithiques et uniformes. Dans ce contexte, les conflits intraétatiques sont presque automatiquement classés comme non-civilisationnels, car les groupes rebelles ou terroristes se trouvent géographiquement au même endroit que le gouvernement. Autrement dit, cette classification ignore l’influence culturelle de certains conflits intraétatiques.
Pour corriger cette approche, Afa’anwi M. Che propose une classification alternative fondée principalement sur des perceptions. Un conflit devient civilisationnel dès lors qu’un belligérant se perçoit comme culturellement différent de son adversaire.
Avec cette nouvelle approche, les résultats s’inversent et tendent même à corroborer la théorie d’Huntington. Toutefois, cette méthode peut être critiquée, car la classification ne reflète pas fidèlement la théorie. Par exemple, les gouvernements algérien, afghan, pakistanais, irakien, nigérien et syrien, étant perçus comme des alliés de l’Occident par les groupes jihadistes, seraient ainsi rattachés à la civilisation occidentale. Finalement, l’analyse quantitative d’Afa’anwi M. Che se heurte rapidement aux difficultés de classification des civilisations.
Anarchie et civilisations
Cependant, la principale faille de la théorie d’Huntington réside probablement dans son approche monocausale des conflits. Le professeur érige le facteur civilisationnel en dogme absolu, bien qu’il reste flou et imprécis, et néglige d’autres variables déterminantes, telles que les intérêts politiques ou économiques.
En s’appuyant sur plusieurs niveaux d’analyse, Brian Pellerin propose un cadre conceptuel à la fois simple et capable de saisir la complexité des conflits intraétatiques. Selon lui, un conflit peut éclater lorsqu’un groupe rebelle atteint ou dépasse un certain seuil de motivation et de capacités. La motivation se décline en plusieurs variables, réparties sur différents niveaux d’analyse.
Cadre conceptuel simple pour comprendre la conflictualité mondiale
Contrairement à l’approche limitée du Choc des civilisations, ce cadre conceptuel propose plusieurs niveaux d’analyse pour comprendre les facteurs à l’origine des conflits intraétatiques. Cette approche multiscalaire s’inspire de plusieurs auteurs, notamment Kenneth Waltz, Jack Levy, Greg Cashman et Joseph Nye, qui ont tous démontré la complexité des conflits, lesquels ne peuvent être réduits à une seule composante.
La goutte d’eau
Comme le souligne Frédéric Munier, directeur de l’école de géopolitique de SKEMA Business School, le niveau d’analyse systémique est privilégié par le politologue Kenneth Waltz. Ce dernier affirme que la nature du système international est « anarchique » car « il n’existe aucune instance mondiale au-dessus des États disposant d’une armée, d’une police (…) ayant le monopole de la puissance sur Terre. » Dans ce système anarchique, « tout État amené à renforcer sa sécurité est perçu comme une menace et pousse les autres États à s’armer en retour ». C’est ce que John H. Hertz appelle « le dilemme de sécurité ». Ensuite, le niveau d’analyse étatique met en lumière des facteurs plus classiques tels que l’instabilité politique ou la « malédiction des matières premières ». Enfin, le niveau d’analyse individuel prend en compte l’avidité des dirigeants et les frustrations des populations à la suite de mauvaises décisions de leurs leaders. Ce phénomène, souvent décrit comme « la goutte d’eau qui fait déborder le vase », inclut par exemple des décisions de restreindre des droits et libertés, de discriminer certaines franges de la population ou d’interdire certains partis politiques légitimes.
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En tenant compte de ces différents facteurs, ce cadre conceptuel permet d’identifier des causes spécifiques ainsi que des interactions complexes qui resteraient invisibles dans une approche monocausale. L’approche pluriscalaire favorise également l’interdisciplinarité : le niveau d’analyse systémique fait appel aux sciences politiques, le niveau étatique à l’économie, à la démographie ou à la géopolitique, tandis que le niveau d’analyse individuel se réfère à la psychologie sociale. Cette synergie entre les disciplines permet de tirer parti des perspectives offertes par divers champs de recherche. Un choc de complexité plus que bienvenu pour saisir toutes les dimensions d’un monde multipolaire.