Alors que certains salariés, commencent à dénoncer un véritable manque d’activité et de stimulation dans leur quotidien professionnel en partie dû au contexte récent de ralentissement économique, le phénomène de bore-out (ennui au travail) émerge plus que jamais en France.
Le concept de bore-out reste pourtant méconnu, voire tabou. Ainsi, ceux qui y sont confrontés vont le plus souvent cacher, avec honte, cet état émotionnel négatif et contreproductif qui se manifeste lorsqu’un individu ressent un manque d’intérêt pour son poste dû à la monotonie des tâches ou à leur inadéquation par rapport à aux qualifications. Ayant alors des difficultés à se concentrer sur son activité, l’individu se retire progressivement de ses missions (Fisher, 1993, 1998 ; Game, 2007 ; Farmer, & Sundberg, 1986 ; Whiteoak, 2014 ; Bruursema, 2011 ; Spector et al., 2006 ; Rothlin & Werder, 2008). Par ailleurs, force est de constater que le bore-out demeure peu exploré par la recherche académique.
Les jeunes diplômés intégrant le marché du travail représentent une population particulièrement intéressante à cibler dans l’étude de ce concept. Concernant la génération des Millenials notamment, ces derniers expriment un certain nombre d’attentes fortes envers leur premier emploi : du sens, un équilibre entre leurs vies professionnelle et personnelle, et une carrière évolutive (De Hauw & De Vos, 2010 ; Smola & Sutton, 2002 ; Cennamo & Gardner, 2008 ; Rawlins et al., 2008). L’embauche est un moment crucial car elle scelle le contrat psychologique qui se forme alors entre le jeune diplômé et son nouvel employeur (Rousseau, 1998). Ce contrat psychologique implique une perception subjective du nouvel embauché vis-à-vis des engagements et promesses de son employeur envers ses attentes. Le jeune diplômé s’attend donc à trouver dans ce premier emploi le lieu de réalisation de ses attentes. Pour autant, plusieurs éléments vont concourir à nourrir l’émergence du bore-out chez cette population.
Surqualification des jeunes diplômés. Entre course aux diplômes et bullshit jobs
Alors que les jeunes Français sont encouragés à faire de hautes études supérieures et que les étudiants sont plus nombreux chaque année, Marie Duru-Bellat (2006) observe sur le marché de l’emploi qualifié une “course aux diplômes”. Pour un diplôme donné, le taux d’emploi observé aujourd’hui serait inférieur à celui qu’il a pu être par le passé. Les jeunes Français sont alors incités à s’orienter vers des études plus longues afin de s’assurer une meilleure employabilité et l’accès à un certain niveau de poste. Cette course aux diplômes entraîne finalement une dévaluation de ceux-ci, illustrée par le nombre croissant de jeunes diplômés estimant avoir été recrutés pour un poste inférieur à leur niveau d’études.
Parallèlement, David Graeber (2013, 2018) évoque l’augmentation des bullshit jobs (ou traduits de façon littérale « jobs à la con ») au sein des entreprises. Ces emplois superflus, non nécessaires, et dépourvus de sens, illustrent l’offre inadaptée aux attentes de jeunes hautement diplômés. On peut alors saisir que la combinaison de ces deux phénomènes de surqualification et d’emplois dénués de sens puisse conduire de jeunes diplômés français à ressentir de l’ennui au travail, et donc à souffrir de bore-out.
Afin d’investiguer plus en détails ce phénomène du bore-out chez de jeunes diplômés, nous avons mené une étude qualitative de huit cas de jeunes actifs hautement qualifiés qui ont fait face au bore-out. Les résultats dégagés, à défaut d’être généralisables, offrent néanmoins des pistes de réflexion à creuser.
Dans un premier temps, nous avons mis en évidence l’effet de l’inadéquation entre le contenu des offres d’emploi et la demande. Nous avons ainsi identifié deux types d’ennui au travail : le premier quantitatif, que l’on peut traduire par un manque de tâches, le deuxième qualitatif, relevant d’un manque d’intérêt et de stimulation des tâches à réaliser. Dans les deux cas, le salarié finit par souffrir d’un manque de stimulation intellectuelle du fait de l’absence de missions, augmentant alors chez lui le sentiment de surqualification et l’incitant à se désinvestir progressivement de son activité professionnelle qu’il finit par trouver dépourvue de sens.
Le contrat psychologique, élément médiateur dans le phénomène du bore-out
Le contrat psychologique joue un rôle médiateur dans le phénomène du bore-out. En effet, ce contrat implicite entre l’employeur et le salarié peut se transformer en véritable tension lorsqu’il est perçu par ce dernier comme rompu. Quand le salarié réalise que ses attentes ne sont pas comblées, il éprouve alors un sentiment de trahison, de désillusion. Les termes du contrat lui paraissent alors “violés”. En fonction de la gravité de cette “violation” ressentie, le salarié peut adopter trois attitudes différentes : rester loyal à son employeur, exprimer son mécontentement, ou quitter l’entreprise (loyalty, voice, exit – Hirschman, 1970).
A travers les cas étudiés, il apparaît que lorsqu’ils perçoivent pour la première fois la rupture de ce contrat psychologique, ces jeunes salariés auront tendance à rester loyaux envers leur employeur et à exprimer leur insatisfaction dans l’espoir d’un changement. Cependant, lorsque leurs managers laissent entrevoir la perspective d’une amélioration qui ne se présente jamais, ils ressentent alors une nouvelle violation de leur contrat psychologique et entreprennent alors de quitter l’entreprise.
En effet, les plus jeunes (tant en termes d’âge que d’expérience) semblent être moins tolérants envers toute rupture de leur contrat psychologique, et plus prompts à identifier des alternatives possibles sur le marché du travail qui répondront mieux à leurs attentes.
Enfin, il faut rappeler que le bore-out est un état qui se développe progressivement. Il n’existe pas d’instant précis rendant soudainement la situation insupportable et conduisant à un basculement vers le bore-out. Il s’agit de l’accumulation de situations d’ennui au travers du temps qui crée cet état de dépression. Pour autant, il peut arriver qu’un événement vienne aggraver la situation et accélérer le basculement vers cet état, comme la perception d’une seconde violation du contrat psychologique que le jeune salarié va considérer comme “la goutte de trop”.
D’autres facteurs dans la relation avec l’employeur semblent également favoriser le développement du bore-out chez les jeunes diplômés : le discours des employeurs (souvent considéré comme trompeur voire malhonnête afin d’attirer les talents), le manque d’empathie des équipes RH et leur difficulté à comprendre les attentes réelles des candidats, ou encore la mauvaise gestion des situations d’ennui professionnel par les managers.
Le mécanisme de bore-out va également être affecté par d’autres facteurs tels que l’environnement social (la famille ou les relations amicales par exemple) et les pressions externes (l’environnement économique par exemple). On peut également mentionner le rôle des institutions académiques. En effet, les jeunes diplômés indiquent avoir été largement incités au cours de leur formation à exprimer des attentes fortes, notamment en termes de prétentions salariales, de degré de responsabilité au cours de leur premier emploi, ou bien de stimulation.
Ces éléments contribuent à la formation chez certains jeunes diplômés d’attentes très spécifiques, mais biaisées et inadaptées envers le marché du travail, ainsi qu’à un sentiment de surqualification par rapport à leur premier poste, ceci conduisant à cette réaction néfaste qu’est le bore-out.
Quels moyens pour prévenir le bore-out ?
Les professionnels des ressources humaines ont un rôle décisif à jouer. D’abord, il s’agit au cours de la phase de recrutement de publier des offres d’emploi plus réalistes, d’être transparent sur le contenu des postes à pourvoir, et ainsi éviter de recruter des jeunes diplômés surqualifiés par rapport aux missions qui leur seront confiées. Ils doivent également s’assurer par la suite que leurs collaborateurs évoluent sur des métiers correspondant à leurs compétences et ambitions tout au long de leur carrière. Ainsi les entretiens annuels d’évaluation et les entretiens professionnels peuvent être le moment pour diagnostiquer les situations de bore-out. Pour accompagner le collaborateur à sortir de cette situation, il est essentiel que celui-ci puisse l’exprimer sans crainte ; puis, qu’il soit ensuite accompagné lors d’un bilan de compétences, d’un point carrière qui pourra déclencher l’orientation vers un nouveau poste ou vers un programme de formation.
Les professionnels RH peuvent également diffuser ces pratiques auprès des managers opérationnels qui sont au plus proche des équipes, et les accompagner dans la prévention et la gestion d’une telle situation auprès des collaborateurs. Il convient également de souligner que les managers eux-mêmes peuvent aussi souffrir de bore-out, sujet extrêmement tabou.
Enfin, il relève également de la responsabilité du collaborateur lui-même en situation de bore-out de se faire accompagner lors de cette période. Il peut effectuer une veille du marché du travail et des possibles opportunités professionnelles, investir ce temps en utilisant son CPF (compte personnel de formation) pour acquérir de nouvelles compétences ou encore construire des liens et du réseau à l’extérieur pour développer de nouvelles activités.
Une meilleure compréhension du bore-out ainsi qu’une plus libre parole autour de ce sujet encore tabou permettraient enfin aux professionnels des ressources humaines de mieux appréhender les mécanismes de protection que leurs salariés développent face à l’ennui, notamment par leur capacité à innover ainsi que leur créativité, dont les entreprises pourraient bénéficier.