Après 60 ans de rebondissements et de tractations, des mois d’études techniques et enfin des semaines de montage, la dernière œuvre posthume de Christo, « l’Arc de Triomphe, wrapped » s’affiche pendant deux semaines aux yeux du grand public. Si sa valeur artistique peut faire débat, son mode de financement est en revanche un cas d’école puisqu’aucun financement public (de la part du contribuable et des collectivités) n’aura été nécessaire pour réaliser cette œuvre temporaire. Ce business model singulier a non seulement garanti à l’artiste sa liberté artistique et sa longévité, mais il lui a également apporté une reconnaissance internationale en permettant à des millions de spectateurs de « faire l’expérience » de ses réalisations de façon gratuite et publique. Voilà une démarche entrepreneuriale totalement disruptive dans un secteur traditionnellement dépendant de la commande publique et des galeries.
Une œuvre, un tandem, une marque : « Christo »
Aujourd’hui tous deux décédés, Christo et Jeanne-Claude – souvent appelés simplement Christo – sont un couple d’artistes, qui ont fait œuvre commune dès leurs débuts. En effet, dès les années 60, Christo rejoint le mouvement des nouveaux réalistes et commence l’empaquetage d’objets, ce qui devient très vite son originalité, sa signature artistique. Leurs interventions monumentales apparentées au land art ont chaque fois créé l’évènement – Valley Curtain (1972), Surrounded Islands (1983), Emballage du Pont Neuf (1985) pour n’en citer que quelques-unes – et ont parfois été plus célèbres que les artistes eux-mêmes.
La dernière en date, l’Arc de Triomphe empaqueté, a germé dans l’esprit de Christo dès 1961. Dès lors, il réalise des dessins préparatoires, photomontages, schémas, plans et maquettes qui deviennent partie intégrante de l’œuvre : des travaux « périphériques » qui constituent le levier de financement principal de tous ses projets, sa singularité, sa marque de fabrique.
L’indépendance financière gage de liberté artistique
Pour garantir sa liberté artistique, le couple Christo ne pouvait envisager un modèle d’expression de leur art via une relation traditionnelle artiste/galeriste. Si les premiers financements sont venus de la famille de Jeanne-Claude, le couple s’est très vite transformé en petite entreprise indépendante. Lui à la création, elle en tant qu’organisatrice, soutien sans faille, tête pensante en charge de la réalisation des grands projets, « habitée par son produit ». Le duo a ainsi créé une structure aux États-Unis – la CVJ Corporation pour Christo Vladimirov Javacheff – en charge de la commercialisation des diverses productions et projets. Pas de galerie mais une relation directe avec les marchands, collectionneurs ou institutions. De nouvelles filiales locales sont créées au fil des projets.
Aujourd’hui – et comme ce le fut pour les précédents grands projets temporaires – les 14 millions d’euros nécessaire à la réalisation de l’Arc de Triomphe « wrapped » sont intégralement financés par l’Estate de Christo Vladimiroff Javacheff ou plus précisément par sa succession. Comment ? Grâce à l’expo-vente de 25 œuvres organisée par Sotheby’s qui se tiendra en parallèle de l’exposition mais aussi par la vente d’œuvres antérieures de l’artiste (dessins, maquettes, photomontages, lithographies).
Pas un seul financement public ou privé. Pas de mécène. Pas de sponsor. Pas de critique possible sur ce plan – alors que la majorité des œuvres d’art présentées dans l’espace public est stigmatisée pour couter toujours trop cher au contribuable.
Une œuvre, levier de visibilité pour les territoires
Dès les premières œuvres monumentales, la visibilité des chantiers a généré pour les lieux qui les accueillaient une exposition formidable aux media et au grand public, indépendamment des critiques. Si l’on peut considérer que Central Park et New York n’avaient guère besoin de notoriété avant l’installation de « The Gates » en 2005, l’œuvre apporte néanmoins une perspective différente, des clichés nouveaux, facilement reconnaissables et une proximité avec le monde de l’art toujours de bon aloi pour le commanditaire. La « seule » contribution de ce dernier sera le rôle à jouer dans l’obtention des autorisations qui peuvent être longues et complexes – parfois même ne pas aboutir. Dans le cas de l’Arc de Triomphe, c’est Emmanuel Macron lui-même qui valide le projet en 2019, y voyant notamment un moyen de célébrer la République et la France. Les reflets de l’empaquetage rappellent en effet subtilement le bleu, le blanc et le rouge. Un art gratuit, visible et symbolique.
Christo-l’artiste est-il un entrepreneur comme les autres ?
Un entrepreneur : Oui, car il partage les caractéristiques que l’on retrouve chez ces derniers : une vision, la capacité à la concrétiser, une défiance vis-à-vis de l’ordre établi, la foi suffisante pour s’attaquer à ce qui parait irréalisable, la ténacité et par-dessus tout, le besoin de liberté.
Comme les autres ? Non,car il a été un artiste d’avant-garde. Il a totalement révolutionné le marché de l’art public sans commande, proposé un recyclage des matériaux et une restauration de l’œuvre-support. Enfin, il s’inscrit dans la durée en rétrocédant les droits sur les produits dérivés au centre des monuments nationaux pour l’entretien du patrimoine français.
« Mes projets sont très littéraux, très réels, a-t-il expliqué peu avant sa mort aux Cahiers de l’art. L’essentiel consiste à obtenir les autorisations, louer le terrain et organiser la logistique. »
Et pourtant cette œuvre posthume qui a obsédé l’artiste pendant 60 ans masque -ou démasque- un autre dessein, plus secret, plus personnel.
Références :
- Nathalie Heinich, « Le Pont-Neuf de Christo : Ouvrage d’art, œuvre d’art ou comment se faire une opinion » (Ed. Thierry Marchaisse, 2020)
- Comment Christo a imaginé un financement original pour empaqueter l’Arc de Triomphe, M. Robert, Les échos.fr, 22 août 2021
- Christo, le dernier rêve d’un utopiste, V. Duponchelle, Le Figaro.fr, 13 sept.2021
- Documentaire Arte TV, Christo & Jeanne Claude – L’art de cacher, l’art de dévoiler