Culture organisationnelle toxique et départs des collaborateurs

Culture organisationnelle toxique et départs des collaborateurs

La parole est de plus en plus libérée quant aux environnements de travail et/ou méthodes de management dits toxiques. Que ce soit sur les réseaux sociaux et/ou sur les sites spécialisés, il n’est plus rare de lire des témoignages (collaborateurs, alternants, stagiaires) qui racontent la pression, le dénigrement, le rabaissement, l’humiliation, le harcèlement, etc.

Certains collaborateurs n’hésitent plus à dénoncer l’écart qu’ils perçoivent entre les valeurs affichées par l’organisation et ce qu’ils ont vécu au sein de cette même organisation, parfois en nuançant – souvent une relation manager/collaborateur, une question de personne, et d’autres fois en généralisant – tous les services et dans l’ensemble de l’organisation, une question de système. Le phénomène n’est pas nouveau, il est régulièrement médiatisé en France et/ou dans d’autres pays (voir les cas de Rio Tinto, d’Activision Blizzard, de Michelin), il semble cependant s’accélérer depuis la pandémie du Covid-19, il reflèterait ainsi le rejet de pratiques managériales et de cultures organisationnelles dites toxiques.

Dans un précédent article, nous avons souligné les attentes fortes des collaborateurs quant à la qualité de vie au travail, l’identité au travail (et notamment la socialisation et l’appartenance à un collectif) et le sens du travail effectué. Pour rappel, les études sur la rétention et l’attrition (voir celles de McKinseyEYDeloitte et cette autre signée McKinsey) soulignent que les organisations qui seraient en mesure de répondre à ces attentes réussiraient mieux que les autres à retenir leurs collaborateurs. Ces mêmes études précisent que si la rémunération est toujours un levier important pour la rétention, elle n’est plus suffisante pour retenir les collaborateurs si ces derniers perçoivent leurs environnements de travail comme toxiques.

Une culture qui pousse les collaborateurs au départ

En effet, selon Sull et al. (2022) dans leur récent papier publié dans la MIT Sloan Management Review, une culture organisationnelle toxique contribuerait 10 fois plus que la rémunération au départ des collaborateurs. Une culture organisationnelle toxique, selon la même étude, serait le premier prédicteur de turnover des collaborateurs dans cette période de great resignation/grande démission aux États-Unis, les autres facteurs étant la précarité/l’absence de sécurité d’emploi et les restructurations/réorganisations, des degrés élevés d’innovation qui challengent les collaborateurs sur la gestion de leur charge de travail et sur l’équilibre vie professionnelle/privée, le manque de reconnaissance et de rétribution par rapport à la performance atteinte, et une gestion défaillante de la crise du Covid19.

Que signifie alors culture organisationnelle toxique ? Pour rappel, la culture organisationnelle peut être définie comme un ensemble de références stables, socialement acquises et partagées par les membres d’une organisation, qui sont censées guider les comportements individuels et collectifs​. Pour aller plus loin, je suggère par exemple les travaux de Siehl et Martin (1984), Schein (1985) et Hatch (1993). Elle a pour rôle, entre autres, de proposer, imposer et transmettre des normes de conduites présentées comme étant la manière correcte de percevoir, de penser et de ressentir.​

On évoque généralement trois niveaux d’analyse de la culture organisationnelle :  les artefacts (les rites, les symboles, les récits), les normes et valeurs communes ; les hypothèses et croyances fondamentales. Pour résumer, la culture organisationnelle façonne les comportements des individus et des groupes au sein des organisations au travers d’artefacts (les séminaires d’intégration, les codes de langage et/ou vestimentaires, les logos, etc.), de normes et valeurs, et de croyances acceptés collectivement. Dans un papier dédié à la culture toxique, Sull et al. (2022) identifient 5 attributs qui empoisonnent les cultures organisationnelles et qui poussent les collaborateurs à se désengager et de façon inéluctable à partir. Les « toxic five » selon les auteurs se traduisent en irrespectueux, non-inclusif, contraire à l’éthique, abusif et impitoyable.

Manque de respect et comportement malhonnête

Selon Sull et al. (2022), il n’est pas surprenant que le manque de respect soit cité comme l’un des éléments culturels qui comptent le plus pour les collaborateurs, qu’il s’agisse de respect entre collègues ou de respect à l’échelle organisationnelle. Idem, l’absence ou le manque de diversité et d’inclusion, qu’il soit lié au genre, la race, l’âge, l’orientation sexuelle et/ou le handicap est également un prédicteur pertinent pour une culture toxique, avec notamment un manque d’équité dans le traitement des collaborateurs (favoritisme, népotisme) qui crée de l’exclusion.

En outre, toujours selon Sull et al. (2022), le comportement malhonnête est un autre prédicteur d’une culture toxique, les collaborateurs citant par exemple les termes « mentir », « tromper », « faire de fausse promesses », etc. qu’ils s’agissent des relations entre collègues et/ou avec la hiérarchie. Enfin, Sull et al. (2022) mentionnent les comportements abusifs et hostiles (intimidation, harcèlement, dénigrement, etc.) ainsi que l’atmosphère de concurrence et/ou lutte acharnée entre collaborateurs (comportement individualiste et non coopératif, sabotage, dénigrement, etc.) entrainant des frictions, des conflits et des frustrations.

Par ailleurs, les conséquences des cultures organisationnelles toxiques seraient nombreuses selon Sull et al. (2022) : une augmentation des départs de collaborateurs, une difficulté à attirer des talents à cause d’une marque employeur peu attractive, des collaborateurs peu engagés et moins productifs, des risques de réputation et de poursuites légales, des conséquences négatives sur la santé physique et mentale des collaborateurs.

Une menace pour l’organisation ?

Pour conclure, les cultures toxiques ne sont pas un phénomène nouveau et ont été largement étudiées par les chercheurs et les praticiens. Cependant, les changements suscités par la crise du Covid-19 quant à l’organisation du travail et aux attentes des collaborateurs les mettent aujourd’hui sous les feux des projecteurs : ces cultures toxiques ne sont pas seulement contre-productives, elles sont dangereuses pour les organisations et les individus qui les composent (stress, burn out, problème de santé mentale), et il devient urgent de les combattre.

Comme le rappellent Taylor et Locklear (2022) dans leur excellent papier paru dans Sloan Review, les environnements et contextes d’incertitude rendent les gens plus susceptibles d’adopter un comportement vulgaire, grossier voire irrespectueux, et par conséquent rendent les cibles d’incivilités plus vulnérables, et il suffit de quelques actes d’incivilité non stoppés pour qu’ils se répandent au sein de l’organisation comme une épidémie. Les recherches convergent sur le rôle important que le management doit jouer face à ces comportements déviants, car ne pas agir ne ferait que favoriser ces comportements et accélérer la spirale de désengagement. Et comme le rappellent Sull et al. (2022), agir contre une culture toxique commence par surmonter la phase de déni et reconnaître qu’il en existe une.

Cet article a initialement été publié sur Focus RH.

Amine EzzeroualiAmine Ezzerouali, Professor of Organisations Management, SKEMA Business School

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