Frances Haugen vs Facebook

Frances Haugen vs Facebook

De nouvelles révélations concernant un des géants de la Big Tech montrent que l’éthique des affaires est une nouvelle fois en berne. Cette fois-ci, c’est Facebook qui est dans la tourmente. Frances Haugen, ancienne employée de l’entreprise, vient de transmettre au Wall Street Journal, à la SEC (Securities and Exchange Commission) et aux parlementaires américains, des milliers de documents internes de la société, mettant à jour certaines pratiques très contestables du réseau social et de ceux qui le pilotent.

Des Facebook files à Frances Haugen et vice-versa

A l’origine de ces révélations, on retrouve France Haugen, ingénieure en informatique, diplômée d’un MBA de Harvard, spécialiste des « classements algorithmes ». Elle a travaillé auparavant dans de nombreuses entreprises de la Silicon Valley comme Google Search, Yep et Pinterest avant de rejoindre le groupe Facebook au service Civic integrity, en charge de lutter contre les fake news et la haine en ligne. La fermeture de ce service par Facebook fin 2020 est à l’origine de la volonté de Frances Haugen de dénoncer les pratiques auxquelles elle est confrontée. Lorsqu’elle décide de quitter Facebook en mai 2021, elle emporte avec elle de nombreux documents qu’elle décide de publier selon un plan savamment orchestré. Son but : alerter sur le manque de sécurité du réseau social notamment pour les adolescents sur Instagram et l’incitation aux propos haineux que Facebook induit. Et pour se faire, Frances Haugen semble avoir préparé minutieusement son action: « En 2021, j’ai décidé d’agir. Mais je me suis dit : il faut le faire de manière systématique afin que personne ne puisse contester la véracité de tout cela. » 

Elle commence à l’été 2021 par transmettre des informations et des documents au Wall Street Journal qui sortira dès septembre plusieurs enquêtes au travers des « Facebook files » , puis donne peu après une interview d’une heure à CBS news et fait fuiter une partie des documents progressivement auprès d’un consortium de journalistes. Le 5 octobre, elle se présente devant la commission américaine sénatoriale, après lui avoir transmis de nombreux documents, et elle réclame la protection accordée aux lanceurs d’alerte. Elle y tient un discours offensif : « Quand nous avons compris les dégâts du tabac, le gouvernement est intervenu (…), je vous supplie de faire la même chose ici ». Que dénonce-t-elle ?  : « J’ai eu l’impression que, face à des conflits d’intérêts, entre ses profits et la protection des utilisateurs, Facebook choisissait de façon répétée ses profits. »

Elle ne s’arrête pas là puisqu’elle a déjà entamé une tournée européenne : le 25 octobre devant le Parlement britannique, le 1er novembre au Web Summit à Lisbonne, et le 8 novembre, elle sera devant le Parlement Européen, et le 10 novembre en France devant la Commission des affaires économiques de l’Assemblée Nationale au moment où une proposition de loi sur les lanceurs d’alerte entre en discussion.
Frances Haugen fait preuve de courage malgré la crainte de la riposte du puissant patron de Facebook, Mark Zuckerberg.

Frances Haugen et ses supporters

Tout d’abord, Frances Haugen ne se bat pas seule. Elle a démissionné donc ne craint pas un licenciement dont font hélas souvent l’objet la plupart des lanceurs d’alerte.

De plus, elle est soutenue financièrement pour tous ces déplacements par Luminate, l’organisation philanthropique fondée par Pierre Omidyar, le milliardaire franco-américain qui a créé le site eBay et aidé d’autres lanceurs d’alerte et journalistes. Aux Etats-Unis, elle est représentée par un ancien porte-parole de Barack Obama, Bill Burton, qui travaille aussi pour l’ONG Center for Humane technology, enfin elle est assistée juridiquement par l’ONG Whistleblower Aid.

Financièrement, Frances Haugen semble donc à l’abri du besoin et le New York Times en octobre, précisait qu’elle avait aussi effectué des investissements appropriés dans les cryptomonnaies et avait déménagé à Puerto Rico, notamment pour se rapprocher « d’amis » impliqués dans ce secteur financier. Cela pourrait donc expliquer en partie son implication malgré les risques, et notamment celui de se décrédibiliser auprès de futurs employeurs.

Les réactions de Mark Zuckerberg et de Facebook

Mark Zuckerberg a très peu réagi aux interventions de Frances Haugen, se contentant de réfuter ses propos, mais sans grande précision. Aucune poursuite pour vol ou diffamation n’a semble-t-il été encore entamée comme cela a pu être le cas contre Edward Snowden, Chelsea Manning ou Julian Assange. Facebook a préféré riposter autrement : dès le 28 octobre lors de l’événement Facebook Connect 2021, Mark Zuckerberg annonçait le changement de nom de Facebook en « Meta », en référence au métaverse, nouveau concept de monde virtuel que l’entreprise souhaite développer. Pour autant, face à ce « coup de communication » de Facebook dans l’espoir de faire oublier les « Facebook Files », France Haugen a été encore plus loin, en annonçant à son tour, lors du Web Summit de Lisbonne le 1er novembre 2021, que « Facebook sera plus fort avec quelqu’un qui est prêt à se concentrer sur la sécurité » et en proposant que Marc Zuckerberg démissionne.

Contactée par le comité de supervision de Facebook, auquel d’après Frances Haugen, l’entreprise aurait délibérément menti à plusieurs reprises, cette dernière a accepté de répondre à leurs questions. Ce comité, rappelons-le, a été mis en place sous la forme d’une « cour suprême indépendante », financée par Facebook, dont le rôle est d’arbitrer les différends de modération des contenus les plus délicats.

Depuis, un autre lanceur d’alerte accusant Facebook s’est manifesté auprès de l’Autorité des marchés financiers des Etats-Unis (SEC), lui reprochant comme Frances Haugen, de faire passer les profits avant les enjeux humains.

Mêlant courage, audace et une prise de risque certaine, voire une certaine forme de prise de pouvoir, les interventions de Frances Haugen seront à suivre de très près afin de voir comment elles entraîneront réaction légale et prise de conscience civile sur le rôle que les réseaux sociaux doivent tenir dans la société de demain.

Natascha BarbosaEtudiante double diplôme PGE, SKEMA Business School / Master Droit des Affaires, ULCO

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Isabelle BufflierProfesseur de Droit des Affaires, SKEMA Business School

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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