Globalisation : les amis de mes amis seront mes ennemis ?

Globalisation : les amis de mes amis seront mes ennemis ?
Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, à droite, et Antony Blinken, secrétaire d'Etat américain, au siège de l'UE à Bruxelles, le vendredi 4 mars 2022.

Ne dit-on pas qu’il faut garder ses ennemis près de soi ? L’attitude “de-risk China” des pays de l’OCDE les mène pourtant à privilégier les relations économiques “entre amis”. Mais cette nouvelle conception de la politique industrielle pourrait avoir des effets imprévus. Jusqu’à une “guerre industrielle” ?

Dans notre essai, Les paradoxes de l’économie du savoir nous avons pu établir quelques conséquences sociales de la globalisation néo-libérale des années 90. Dans ce système économique, le choix de localisation des industries repose d’abord sur le coût du travail. Cela a eu pour effet d’accroître les inégalités de revenus au détriment des non qualifiés et a provoqué la stagnation des salaires des classes moyennes des pays du nord. Cette globalisation néo-libérale est centrée sur les entreprises et les marchés, les décisions d’investissement sont prises par les manageurs et les actionnaires des entreprises privées, non par les États.

La volatilité des variables économiques et les incertitudes liées aux conflits géopolitiques amorcent un nouveau cycle de globalisation. Une nouvelle conception de la politique industrielle émerge dans l’ouest global qui regroupe les pays de l’OCDE. Elle repose sur une attitude « de-risk China » afin de sécuriser certains approvisionnements (terres rares ou batteries) et de développer les technologies critiques ayant une importance économique et géopolitique stratégique. De ce fait, les orientations stratégiques, celles qui engagent le plus le futur, se modifient.

Corriger les marchés

Ainsi, dans le sillage des États-Unis, les États imposent une nouvelle logique de globalisation fondée sur le principe que les politiques industrielles ne s’opposent pas aux marchés, alors qu’elles ont longtemps été reléguées au rang d’accessoire. Pour mesurer le changement de climat, rappelons qu’Ursula van der Leyen a parlé au sujet de la politique industrielle de « construction créatrice », soit un profond changement.

Désormais, elles visent à corriger les imperfections des marchés en intégrant les externalités négatives. Par ailleurs, les politiques industrielles éclairent aussi et surtout les choix des entreprises en orientant les investissements vers des produits et des technologies sensibles pour la sécurité nationale et la neutralité carbone.

Dans ce cadre, la sécurité économique devient un impératif majeur. Elle influence le contenu des politiques industrielles et reconfigure une organisation de la production et des échanges qui « se feront entre amis qui partagent les mêmes valeurs » selon Janet Yellen, secrétaire du Trésor des États-Unis. Dans ce pays, l’approche de la politique industrielle par les chaînes d’approvisionnement a mis en évidence les risques pesant sur quatre d’entre elles : les semi-conducteurs, les batteries, les minerais stratégiques et les produits pharmaceutiques. D’où le Chips and Science Act et l’Inflation Reduction Act. L’objet de la première loi (l’enveloppe est de 88 milliards de dollars) est de placer le pays dans les segments de pointe de l’industrie des semi-conducteurs.

Quant à la seconde, dotée de près de 400 milliards de dollars (non plafonnés), elle subventionne tout ce qui accroît le verdissement de l’économie, le secteur des technologies renouvelables, des transports et des économies d’énergie.

De son côté, la Commission européenne incite, depuis janvier 2024, les pays membres à adopter des mesures destinées à renforcer la sécurité économique de l’UE. Parmi les plus notables, la sélection des investissements entrants et sortants, le contrôle des exportations des biens à usage dual, civil et militaire, la sélection sévère des coopérations en recherche.

Vrais ou faux amis ?

Plusieurs interrogations apparaissent à la lumière de ces mesures. En premier lieu, les pays amis – soit les pays à régime démocratique entre lesquels se construisent ou s’amplifient des relations d’échange – ne sont pas forcément les plus performants et les interconnexions réorganisées peuvent entraîner une perte d’efficacité économique. Des chaînes de valeur raccourcies et régionalisées sont souvent synonymes de régression des avantages comparatifs, de hausse du coût des intrants et des prix des produits échangeables, donc de pertes de pouvoir d’achat. En particulier, la relocalisation de certains segments dans la zone euro augmentera mécaniquement les coûts de production qui représentent environ le double de ceux en vigueur dans les pays émergents.


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Par ailleurs, les pays amis peuvent profiter des subventions de la politique industrielle américaine qui reconnaît que l’interdépendance est inévitable mais contrôlable. Ainsi, le CHIPS and Science Act consacre d’importants financements au développement de « biens communs » digitaux à partir de la création d’écosystèmes qui rassemblent chercheurs académiques, laboratoires publics et entreprises. Les entités étrangères peuvent participer, mais celles contrôlées par la Chine désignée comme l’ennemi principal, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran en sont exclues.

De plus, les mesures envisagées risquent d’être à somme nulle. Les politiques industrielles, ayant des bases nationales, rentrent en concurrence quand elles visent à déplacer le travail qualifié et la production d’un pays à l’autre. C’est le cas de l’Inflation Reduction Act qui octroie des subventions aux entreprises nationales et étrangères localisées aux États-Unis, au détriment de l’activité de ces dernières dans leur pays d’origine.

Un investissement quatre fois plus élevé

Les frictions entre amis risquent d’être accrues. L’objectif de leadership technologique peut conduire à des formes coûteuses de compétition et à des duplications. Relocaliser une partie de la chaîne de valeur des semi-conducteurs aux États-Unis, sans coordination avec les investissements massifs en Allemagne et en Corée du Sud, augmente les coûts et les prix des produits nécessaires à l’économie digitale et aux services. L’investissement dans une usine américaine serait quatre fois plus élevé qu’à Taïwan et 42 000 emplois permanents seulement seraient créés en cas de réussite du Chips and Science Act. En outre, la direction de TSMC, entreprise taïwanaise et leader mondial dans la production des semi-conducteurs de dernière génération, doute de la capacité d’atteindre les mêmes performances dans son implantation en Arizona en raison notamment des pénuries de main-d’œuvre qualifiée.

Par ailleurs, les entreprises sud-coréennes qui investissent aux États-Unis sont les grandes bénéficiaires des fonds de la loi Chips, ce qui a incité la Corée à réagir avec sa propre loi K-Chips. En Europe, le Chips Act voté en 2023 et doté de 42 milliards de dollars vise à accroître les investissements privés de façon à porter la part de marché de l’UE à 20 % en 2030. Pour les investisseurs, cette surenchère de subventions risque d’entraîner une surproduction de puces sur un marché très volatil. La concurrence entre amis risque de conduire à une « guerre industrielle ».

Multiplication des frictions

Signalons enfin que les mesures prises par la Commission européenne suscitent aussi des frictions entre les pays membres qui, pour certains d’entre eux, ne souhaitent pas partager les informations relatives aux investissements avec les institutions européennes et veulent contrôler eux-mêmes leurs investissements et leurs exportations.

Finalement, les mesures liées à la globalisation amicale risquent de révéler des amis bien inamicaux (« unfriendly friends »). De plus, elles concernent uniquement les biens échangeables alors que les salariés sont principalement employés dans l’ouest global dans des activités non échangeables : construction, infrastructures, éducation, santé, services publics. Ces mesures souvent protectionnistes mobiliseront des montants considérables au détriment de certaines de ces activités qui pourraient souffrir encore plus à l’avenir d’un manque de financement.


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Bernard GuilhonProfessor Emeritus of Economics at Aix-Marseille University, SKEMA Business School

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