Apparue en France dans les années 2000, la diversité s’est progressivement imposée comme une norme consensuelle conduisant à produire des discours volontaristes l’associant à la réduction des inégalités sociales ou encore la promotion des minorités dans différents champs sociaux. Dans les entreprises, cet engouement a conduit à l’institutionnalisation progressive d’une spécialité fonctionnelle portée par les directeurs, responsables ou autres managers de la diversité (et de l’inclusion).
Cet intérêt a conduit parfois à éclipser la complexité des questions théoriques et empiriques autour de cette notion comme, par exemple, celle du « niveau » à partir duquel un corps social peut être qualifié de diversifié ou encore celle de l’influence structurante de l’environnement institutionnel sur la construction des discours et pratiques associés au management de la diversité (désormais MD). En France comme ailleurs, la rhétorique de la diversité a amené de multiples producteurs de sens à célébrer toutes les différences comme un élément moteur d’amélioration de l’innovation ou encore de la performance organisationnelle. Nous nous intéresserons ici essentiellement à apprécier l’ambiguïté de cette forme d’instrumentalisation utilitariste quelque peu discutable.
Qu’est-ce que la diversité ?
La réponse à cette question est moins simple qu’il n’y paraît. En effet, l’absence d’un contenu normatif univoque de cette notion aux frontières flexibles et ambivalentes lui permet d’englober une gamme potentiellement infinie de critères de différences. Sa vulgarisation s’est d’ailleurs accompagnée de la diffusion d’autres marqueurs lexicaux connexes s’inscrivant dans une même logique d’ouverture, de sensibilité et de respect à la différence convoquée au nom d’une exigence de justice sociale, comme le sont, par exemple, le multiculturalisme, la parité ou encore l’inclusion organisationnelle. De plus, loin de se limiter aux frontières de l’entreprise, la valorisation de la diversité est susceptible de s’appliquer à des champs sociaux pluriels comme l’éducation, les médias, le monde de l’art et de la culture, le champ politique, la sociologie urbaine, etc.
Généralement, ce terme est utilisé pour décrire l’hétérogénéité des membres d’un groupe (équipe de travail, entreprise, etc.) selon des critères de différenciation sociale observables (sexe, âge, couleur de peau, handicap visible, etc.) ou invisibles (convictions religieuses, orientation sexuelle, handicap invisible, etc.) qui correspondent communément aux critères de discrimination identifiés par le droit positif.
En ce sens, la diversité permet le plus souvent de désigner des personnes et des groupes de personnes susceptibles d’être victimes de discrimination. Sans être la seule conception possible, cette lecture catégorielle apparaît largement dominante. Dans cette logique, « être une femme », « un jeune dit issu de l’immigration », « un senior », « une personne en situation de handicap », etc. devient un gage, voire une mesure, de la diversité dans un raisonnement implicite qui conduit à essentialiser les qualités ou lacunes professionnelles en fonction de critères d’appartenance groupale (comme peuvent l’être le leadership ou le management prétendument féminins). Cette catégorisation de l’altérité sous-tend en creux l’idée selon laquelle la sous-représentation numérique de certaines catégories sociales dans l’entreprise pourrait être la conséquence de pratiques inégalitaires et/ou discriminatoires subies par les membres de certains groupes sociaux stigmatisés. Ce raccourci conduit à considérer que certains traitements a priori inégalitaires procèdent moins d’anticipations rationnelles pouvant traduire des perceptions plutôt réalistes de problèmes potentiels à venir (doute légitime sur la capacité ou la volonté d’un candidat à s’intégrer dans une équipe, etc.) que de pratiques potentiellement discriminatoires fondées sur des facteurs de différenciation sociale (variables culturelles, ethnoraciales, sexuées, etc.).
A la recherche du management de la diversité
Cette conception de la diversité se retrouve de manière implicite dans les définitions du MD avec des sensibilités contingentes selon les contextes culturels et sociétaux dans lesquels s’inscrivent les pratiques et les discours. Les définitions anglo-américaines l’associent à l’effort organisationnel ou encore l’engagement systématique et planifié des entreprises en vue de recruter, fidéliser, valoriser et promouvoir des personnes d’origines diverses et de faciliter de bonnes relations de travail entre elles.
Le contexte francophone l’appréhende plus explicitement à travers la promotion de l’égalité des chances (et/ou de traitement) et à la lutte contre les discriminations à travers la mise en place de pratiques, dispositifs ou encore instruments de gestion (charte ou label diversité, managers de la diversité, etc.) intervenant dans les différents stades de la gestion de la relation d’emploi (recrutement, évolution professionnelle, accès à la formation, rémunération, etc.). Dans cette perspective, si la promotion de la diversité et de la lutte contre les discriminations diffèrent en profondeur dans leurs finalités et objectifs, les notions juridiques de discrimination et d’égalité deviennent de véritables organisateurs théoriques du sens opératoire de ce que recouvre le périmètre de la diversité et du MD. Cet encastrement juridique explique pourquoi certains observateurs analysent le MD comme une forme de traduction managériale d’obligations juridiques (principes d’égalité de traitement et de non-discrimination). Cette transformation efface symboliquement leurs connotations contraignantes du droit positif au profit de la mise en exergue d’un volontarisme managérial positif et socialement responsable. Sans surévaluer sa capacité à transformer en profondeur les logiques de fonctionnement des entreprises, ni occulter que la promotion de la diversité n’équivaut pas à réduire les discriminations, cette traduction managériale n’est pas forcément une faiblesse dès lors qu’elle permet d’assurer une meilleure appropriation des normes juridiques dans le fonctionnement interne de l’entreprise (renforcer la conscience du droit) et de lutter efficacement contre certaines pratiques à travers la mise en place d’actions concrètes et effectives.
La diversité est-elle un levier de performance organisationnelle ?
En adoptant un raisonnement implicitement utilitariste et instrumental, de multiples acteurs institutionnels, publics et privés tendent à légitimer certaines thématiques ou pratiques managériales en raison de l’existence d’un lien de causalité supposé avec l’amélioration de la performance individuelle et/ou collective. Dans cette veine, de nombreuses études établissent une relation positive entre le bien-être au travail et la performance individuelle, ou encore entrepreneuriale. Les démarches de responsabilité sociale de l’entreprise sont également souvent parées de mille vertus pour se transformer en leviers de performance organisationnelle durable. Sans être exhaustif sur le sujet, les effets positifs de la bientraitance professionnelle, de la reconnaissance, du management bienveillant, etc. s’inscrivent dans cette même logique. Nous allons revenir ici sur la rhétorique managériale, parfois relayée par le discours savant, qui associe la reconnaissance des différences comme une richesse pour l’entreprise, un levier de performance ou encore d’innovation au sein des collectifs de travail.
Sans entrer dans le détail des très nombreuses recherches qui étudient ce lien, un consensus académique marqué se dégage pour montrer l’impossibilité d’établir un lien univoque entre diversité et performance, contrairement à ce qu’affirme de manière péremptoire une certaine vulgate ou novlangue managériale qui vante les vertus de cette forme d’instrumentalisation utilitariste de la diversité. Tous les types de diversité ne s’accompagnent pas nécessairement d’un bénéfice organisationnel. A l’inverse, certains d’entre eux peuvent renforcer les risques de conflits au sein des collectifs de travail ou encore affecter la cohésion organisationnelle. En d’autres termes, selon les cas, la diversité peut influencer de manière positive ou négative la performance des équipes et/ou des entreprises. Ainsi, si une diversité en termes de connaissances, de compétences, d’expériences ou d’informations apparaît souvent comme une source de bénéfices organisationnels, il est plus difficile de soutenir que la différenciation du corps social de l’entreprise selon des critères d’appartenance catégorielle (convictions religieuses, appartenance ethnoraciale, âge, etc.) puisse être en soi un facteur susceptible favoriser la performance des équipes et des collectifs de travail.
A ce titre, le contentieux judiciaire au niveau national et européen autour de l’expression des convictions religieuses dans l’entreprise montre clairement que cette forme de diversité est parfois génératrice de conflits, qu’elle ne contribue pas a priori à renforcer le savoir-vivre ensemble au travail, ou à améliorer la performance au sein des organisations. Ainsi, selon le baromètre 2019 du fait religieux de l’Institut Montaigne, 37 % de cadres et de managers estimaient que l’expression des convictions religieuses dans l’espace organisationnel était un facteur de dysfonctionnement modéré (25 %) ou fort (12 %).
De manière plus générale, on peut légitimement se demander en quoi le recrutement de personnes revendiquant des appartenances confessionnelles, philosophiques et/ou politiques différentes serait a priori et intrinsèquement un facteur d’amélioration de la performance ? Une réponse positive à cette assertion apparaît pour le moins discutable. En d’autres termes, il est problématique de considérer et de légitimer les démarches de MD uniquement sous l’angle de la recherche utilitariste et instrumentale de la performance organisationnelle. Cette perspective contribue à relativiser la portée politique de la norme d’égalité dans le corps social.
En effet, la lutte contre la discrimination et les ruptures d’égalité de traitement dans l’entreprise n’ont pas à se justifier pour des raisons gestionnaires mais en raison de leur centralité dans notre pacte républicain et de notre système juridique dont la fonction anthropologique consacre institutionnellement le principe d’égalité et le droit, pour chacun, « d’être traité comme un égal », pour reprendre l’idéal éthique d’égalité de Ronald Dworkin.