L’hypothèse d’efficience des marchés, signifiant que les informations pertinentes relatives à un titre financier sont exprimées dans sa valeur, est fondamentale en finance. Or, Raghuram Rajan dans l’ouvrage « Crise : au-delà des marchés financiers » s’interroge sur le fait que pendant la crise de 2006, les banques dont les cours avaient le plus progressé étaient à contrario les moins performantes. Dès lors que toutes les informations publiques sont intégrées dans les cours, n’auraient-ils pas dû refléter la qualité de leur bilan et de leurs perspectives bénéficiaires ? Serait-ce une preuve de l’inefficience des marchés ?
Revenons sur quelques idées clés pour comprendre les mécanismes de l’efficience des marchés.
Les cours résultent de la confrontation des opinions des opérateurs à un moment donné
Le cours d’un titre résulte des anticipations formées par les opérateurs. Il n’y a aucune raison pour que les avis des investisseurs soient identiques à un moment donné et ce, pour deux raisons : ils n’utilisent pas forcément les mêmes informations et, lorsque c’est le cas, ils ne les interprètent pas forcément de la même façon. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que l’estimation de la valeur fondamentale d’un titre aboutit à des valeurs différentes selon les analystes financiers. Ils peuvent aussi avoir des avis divergents sur le fait de se positionner comme acheteur ou vendeur d’un titre, sans quoi les marchés seraient illiquides ! Ces divergences ne reflètent en rien des différences de capacités ou de talents entre eux. Si c’était le cas, il suffirait de suivre les recommandations de l’analyste le plus performant, mais la littérature académique montre qu’il n’y a pas de meilleur analyste sur une valeur de façon systématique. C’est seulement longtemps après qu’une prévision ait été réalisée que l’on peut savoir si elle était bonne ou pas ! Comme le souligne ce trait d’humour sur les économistes, il est plus facile de prévoir le passé que le futur. Les cours sont donc le reflet de toutes les opinions des opérateurs sur le marché à un instant donné et ils vont se modifier en fonction des changements d’avis des opérateurs qui suivent la diffusion de l’information[1]. Précisons au passage qu’il n’y a pas que les informations concernant une firme qui font bouger ses cours, il peut s’agir d’informations macroéconomiques par exemple, ou tout simplement l’anticipation de la position des autres investisseurs. Comme sur n’importe quel marché, le prix d’un actif est donc le résultat d’une agrégation de toute les informations disponibles à un moment donné.
Les opinions des opérateurs dépendent de l’information disponible au moment où ils les forgent
Un opérateur ne peut bien évidemment pas intégrer dans ses prévisions une information qui n’existe pas à ce moment-là ! En revanche, dès que des faits nouveaux sont connus, ils vont les prendre en compte et peut-être modifier leur opinion. Dans ce cas, ils agiront en conséquence sur le marché et les prix intégreront alors cette information. C’est dans ce sens, où il est possible de dire que le marché est efficient. Si l’on suppose un flux continu d’informations nouvelles, les prix vont constamment s’adapter. Reprocher au marché financier et aux opérateurs qui y officient un manque de prescience serait de mauvaise foi. Si un analyste met en lumière des fraudes et des dissimulations massives de dettes dans le bilan d’une société, alors son cours va probablement s’effondrer. C’est par exemple ce qui s’est passé pour la société de courtage en énergie Enron en 2001. Le fait que les cours n’aient pas intégré cette information avant la date où elle a été connue ne signifie bien évidemment pas que le marché n’est pas efficient. Comment les opérateurs auraient-ils pu savoir ce qui se passait dans cette société alors que les commissaires aux comptes et le régulateur eux-mêmes n’avaient rien décelé ?
Qu’est-ce qu’une anticipation rationnelle ?
Selon la théorie des anticipations rationnelles, n’importe quel individu est supposé faire des anticipations comme le plus habile des économistes. Quelles sont les conséquences de cette hypothèse ? Lorsqu’un fait nouveau est connu, par exemple une annonce de type macroéconomique, alors nous sommes en mesure de dire comment il est susceptible d’impacter de façon précise les cours de certains actifs. Si tous les opérateurs intègrent de façon rationnelle les informations nouvelles dans leurs décisions, alors le marché devient efficient. Cependant, anticiper un évènement de façon rationnelle ne signifie pas qu’il va forcément se réaliser. Il s’agit juste d’essayer de faire la meilleure prévision possible à un moment donné. Et force est de constater que même les économistes les plus compétents justement se trompent souvent dans leurs prévisions et leurs jugements. Ajoutons encore sur ce point qu’une révision bayésienne de nos croyances est bien évidemment une hypothèse très forte. Nous sommes tous sujets à des biais qui viennent entacher nos jugements et affecter nos décisions. La littérature académique montre que nos erreurs de jugement peuvent conduire dans des contextes précis les prix à incorporer de façon parfois biaisée l’information mais ceci reste ponctuel. Les cours des titres ont tendance à revenir à leur valeur fondamentale.
Que signifie la valeur fondamentale d’un titre ?
La valeur fondamentale d’un actif peut être définie comme la somme de l’ensemble des flux financiers actualisés qu’il va générer jusqu’à son échéance[2]. Les estimations de ces flux sont fondées sur toutes les informations disponibles à un moment donné. Cette valeur fondamentale nécessite d’être constamment recalculée car des informations arrivent en continu sur les marchés financiers. Elle intègre à un moment donné tous les scénarios d’évolution possible mais, comme le souligne Rajan, tous ne se produiront pas ! L’ajustement en continu permet justement d’éliminer en permanence les scénarios qui deviennent les plus improbables. Un fait nouveau peut modifier très fortement les scénarios probables. Reprenons le cas de la société Enron. La mise en lumière des fraudes massives a fait s’effondrer son cours avant la faillite car il s’agissait alors à ce moment-là du scénario devenu largement le plus probable. Le fait que certains analystes considéraient avant ces révélations que la société était « the best of the best », pour reprendre l’expression de l’analyste de Goldman Sachs, ne signifie pas que ces analystes manquaient de clairvoyance. Ils n’avaient tout simplement pas la même information au moment où ils formulaient ces opinions[3].
Il n’est donc pas possible d’accuser le marché de ne pas être efficient en observant à posteriori qu’un scénario s’est produit (un état du monde dirait un économiste) et que les cours n’avaient pas été fondés sur ce seul scénario au préalable. Il s’agit surtout d’un bel exemple de biais rétrospectif[4].
L’exemple de la crise des dettes souveraines
Lors de la crise des dettes souveraines, il fut reproché aux marchés de ne pas avoir fait de discrimination entre les dettes des différents Etats, ainsi les taux d’intérêt sur les dettes souveraines étaient proches les uns des autres alors que les risques de ces emprunts n’étaient pas du tout les mêmes. Revenons-en simplement aux faits pour comprendre la logique du marché.
Les reproches se basent sur le fait qu’il existe une clause de non-renflouement dans le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) par laquelle l’Union s’interdit de prendre en charge les engagements des différents Etats membres. Il est aussi interdit à la Banque Centrale Européenne d’accorder des financements monétaires à ces Etats. Certains économistes tirent de ces articles que la construction monétaire européenne supposait que les marchés allaient faire le tri entre les états et que la qualité des finances publiques allait se refléter dans les taux d’intérêt des emprunts souverains. Cette interprétation les conduit à rejeter les événements survenus depuis 2010 sur le manque de clairvoyance des marchés. Il s’agit d’un argument très spécieux. Les marchés reflètent certes la qualité des dettes via notamment les notes des agences de notation qui ont elles aussi subi leur lot de critiques 5 mais qu’en est-il réellement ?
Les marchés avaient deux interprétations possibles :
- Soit les autorités politiques européennes, a priori les mieux informées puisqu’elles exercent la surveillance, considéraient qu’il n’y avait pas péril en la demeure et alors les marchés n’avaient pas de raison d’être alertés,
- Soit les autorités politiques européennes avaient parfaitement conscience de la situation de certains Etats et laissaient faire, traduisant une volonté de solidarité[6]. Autrement dit, les Etats les plus vertueux seraient prêts à assumer la dette des Etats les moins vertueux. C’est ce second scénario qui a manifestement eu la faveur des marchés car si les politiques n’ont rien fait et notamment pas appliqué les sanctions prévues dans le traité de Maastricht, c’est bien qu’ils étaient solidaires.
En résumé, il serait inopportun de reprocher au marché de ne pas avoir reflété les différences de risque dans les taux d’intérêt des Etats de la zone euro, dédouanant ainsi les politiques de ne pas avoir appliqué les sanctions prévues dans le traité de Maastricht. Dès que les marchés ont pris conscience que les Etats les plus vertueux n’accepteraient pas forcément de payer pour les moins vertueux, alors le cours des dettes de ces derniers a fortement baissé et corrélativement les taux ont monté reflétant ainsi le risque de ces dettes. L’efficience des marchés n’est donc pas forcément un leurre comme certains l’ont écrit. La croyance en la solidarité des Etats en cas de défaut de l’un d’eux était d’autant plus justifiée qu’aux textes s’ajoutent les déclarations publiques. Jacques Delors, un des pères de l’Euro, a ainsi affirmé en février 1995 que » l’Union reconnait les dettes de tous les pays membres ». Dans son esprit, il s’agissait bien de la première étape d’un projet d’intégration politique et les marchés ont dès lors bien intégré ce scénario. Pourquoi le leur reprocher ?
Remarquons qu’au final les marchés qui anticipaient une solidarité des pays de la zone euro ont quand même eu raison !
[1] Les cours peuvent aussi bouger pour d’autres raisons (des motifs non-informationnels).
[2] Il existe d’autres approches de la valeur fondamentale et nous renvoyons le lecteur aux manuels d’évaluation pour en avoir un panorama. Nous retenons cette approche qui est très largement utilisée par les analystes financiers et qui est à la base de l’évaluation d’un actif.
[3] Même si certains, au milieu de conflits d’intérêts, ont émis des avis contraires à leur opinion profonde!
[4] Le biais rétrospectif consiste à penser que l’on aurait été capable a priori de prévoir ce qui allait se passer et que l’on ne connait qu’après. Il est fondamental de savoir que les agences de notation notent des emprunts privés en ayant un accès privé à l’information. En ce qui concerne les emprunts souverains, ce n’est pas le cas.
[5] Il est fondamental de savoir que les agences de notation notent des emprunts privés en ayant un accès privé à l’information. En ce qui concerne les emprunts souverains, ce n’est pas le cas.
[6] Tirole dans « L’économie du Bien commun », 2018, PUF rappelle qu’avant la crise, il y a eu 68 violations du pacte de stabilité et de croissance et elles n’ont jamais été sanctionnées. Il souligne aussi qu’en 2003, la France et l’Allemagne étaient déjà concernées.