Etroitement associée aux problématiques de la lutte contre le chômage et de l’insertion professionnelle, l’employabilité est progressivement devenue un concept aussi fédérateur qu’équivoque ayant un champ d’application assez large. Cette notion ancienne ayant fait l’objet de définitions opérationnelles évolutives au cours du temps traduit généralement l’idée d’une responsabilité partagée entre différentes catégories d’acteurs (pouvoirs publics, employeurs et salariés) en matière de maintien d’une capacité à obtenir et conserver un emploi non protégé sur le marché du travail. Implicitement, ce terme, tel qu’il s’est imposé progressivement dans le discours managérial, politique et économique, porte une forme d’injonction adressée aux salariés, aux demandeurs d’emploi ou aux personnes éloignées de celui-ci, à prendre en charge la construction et le maintien de cette capacité. A l’instar de la distinction entre les notions de carrière organisationnelle et de carrière nomade, l’équilibre entre la responsabilité institutionnelle et l’initiative du salarié dans la construction de son employabilité reste naturellement contingent selon les personnes (caractéristiques individuelles, capital humain, capital social, parcours professionnel, étapes de carrière, etc.), les filières professionnelles, les caractéristiques du marché du travail ou encore la nature des postes et des emplois considérés.
Nous nous intéresserons ici à la question de la responsabilité juridique de l’employeur dans l’élaboration de ce construit. Avant d’aborder ce sujet, nous allons voir en quoi l’approche individuelle de l’employabilité s’inscrit en résonance avec la philosophie sous-jacente de la réforme de la formation professionnelle continue telle qu’elle s’est dessinée depuis près de deux décennies.
Entre renforcement des droits à la professionnalisation et responsabilisation des salariés
S’inscrivant en résonance avec l’idéologie de la méritocratie qui privilégie l’égalité face aux règles tout en acceptant les inégalités de position, la conception libérale et individualiste de l’employabilité-initiative se retrouve en creux dans la philosophie des réformes récentes de la formation professionnelle continue. Celles-ci ont en effet conduit au renforcement du droit à la professionnalisation de toute personne (salarié, demandeur d’emploi, etc.), indépendamment de ses caractéristiques sociodémographiques (CSP, âge, sexe, etc.) ou encore du secteur d’activité dans lequel elle exerce son activité (industrie, secteur tertiaire, etc.), en vue de lui permettre d’être une actrice centrale de son projet professionnel et/ou de formation (sécurisation de son parcours professionnel, développement des compétences, renforcement de sa qualification, etc.). Ainsi, la mobilisation de la plupart des dispositifs destinés à construire ce projet (bilan de compétences, congé VAE, conseil en évolution professionnelle, etc.) et à le mettre en œuvre (compte personnel de formation (CPF) aujourd’hui entièrement dématérialisé, projet de transition professionnelle réalisé dans le cadre du CPF, etc.) relève de l’initiative exclusive du salarié. Cette extension des droits attachés à sa personne est supposée lui donner les moyens de lutter contre les inégalités d’accès à la formation constatées de longue date entre les différentes catégories professionnelles (ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, cadres et ingénieurs) selon la taille des entreprises, leur secteur d’activité, l’âge ou encore le sexe des salariés concernés. Elle a permis également de garantir une transférabilité des droits sociaux acquis et de résoudre les problèmes de rupture de ces droits en cas de changement de statut (changement d’employeur ou de situation professionnelle, perte d’emploi, etc.). Le titre de la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » traduit bien un choix de valeurs sous-jacent à la construction de règles juridiques qui tiennent chacun pour responsable de la sécurisation de son parcours professionnel. Ainsi, quand on y regarde de plus près, l’initiative de l’employeur (et son pouvoir de direction) ne s’exprime pleinement que dans la construction du plan de développement des compétences (ex. plan de formation). Dans ce cadre, et sans être exhaustif sur le sujet, il reste libre de déterminer sa politique de formation, n’a aucune obligation d’accéder aux demandes individuelles ou collectives de formation ou encore, a le droit d’imposer une formation à tout salarié tant que celle-ci se déroule pendant son temps de travail et qu’elle correspond à son niveau de qualification professionnelle contractuelle (ces deux conditions étant cumulatives).
Un devoir d’assurer le maintien voire l’adaptation des salariés incombe à l’employeur
L’employeur n’a-t-il alors aucune responsabilité dans le maintien de l’employabilité de ses salariés ? La réponse apparaît clairement négative. Le Code du travail distingue deux obligations, nées de la jurisprudence et souvent liées, relevant de la responsabilité de l’employeur (art. L. 6321-1). Ce dernier doit :
- Assurer l’adaptation de ses salariés à leur poste de travail, c’est-à-dire leur permettre d’acquérir les compétences nécessaires à la tenue du poste de travail dans l’entreprise dans le cadre de leur qualification contractuelle (il ne s’agit pas d’une obligation de donner une nouvelle qualification) tout au long de l’exécution du contrat de travail
- Veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations, c’est-à-dire faire en sorte qu’ils puissent occuper un emploi différent de celui qu’ils tenaient dans l’entreprise. Certains arrêts récents de la Cour de cassation (21 avril 2017, n° 15-28.640 ; 5 juillet 2018, n° 16-19.895) tendent ainsi à considérer ces deux obligations comme « des obligations de formation » qui pèsent sur l’employeur. Relevant de l’initiative de l’employeur qui doit fournir la preuve qu’il a satisfait à ses obligations, elles ont un fondement contractuel et sont l’expression de l’obligation de loyauté de l’employeur dans l’exécution du contrat de travail. La seconde obligation signifie que la gestion de l’employabilité (distincte de celle d’adaptation) s’impose à l’employeur (Cass. soc., 2 mars 2010, n° 09-40.914 ; 28 sept. 2011, n° 09-43.339). Il est donc tenu de maintenir la capacité de ses salariés à occuper un emploi même lorsque leur poste de travail ne l’exige pas. Il ne peut pas les laisser se déqualifier en les maintenant longtemps dans des postes « pauvres », peu ou pas évolutifs. Ces derniers doivent donc être compensés par des actions de formation destinées à maintenir l’employabilité de leurs titulaires. Précisons, enfin, que cette obligation ne se limite pas aux frontières de l’entreprise, mais s’applique en dehors de celle-ci. En effet, le Code du travail ne parle pas de veiller au maintien de la capacité des salariés à occuper un emploi « dans l’entreprise ». Cette obligation doit donc se comprendre comme le maintien d’une forme « d’employabilité externe ».
Quelles peuvent être les conséquences pour l’employeur qui souhaiterait se soustraire à cette double obligation ? Concernant celle d’adaptation (qui est générale et permanente), une vaste jurisprudence montre qu’un licenciement pour insuffisance professionnelle sans action de formation a toutes les chances d’être requalifié sans cause réelle et sérieuse. De plus, au regard notamment de la durée de la relation d’emploi, les juges de fonds peuvent considérer que le salarié a subi un préjudice distinct de celui résultant éventuellement de la rupture du contrat de travail pouvant ouvrir droit à réparation. Si le contentieux est moins nombreux sur l’obligation de maintien de l’employabilité, les conséquences juridiques et financières (au-delà de l’impact négatif toujours possible sur la marque employeur ou encore la réputation organisationnelle) ont toutes les chances d’être les mêmes que celles relatives à l’obligation d’adaptation.
En fait, seule la brièveté de la relation d’emploi ou le refus du salarié de suivre une formation proposée par l’employeur permettent d’exonérer ce dernier de son obligation de formation. Une question se pose alors : l’absence d’investissement en matière de formation en vaut-il vraiment la chandelle ? Rien n’est moins sûr !