L’enjeu sociétal de la ghettoïsation sexuelle des grandes entreprises

L’enjeu sociétal de la ghettoïsation sexuelle des grandes entreprises

L’arrivée en masse des femmes sur le marché du travail salarié fut le grand changement de la seconde moitié du XXe siècle. Entre 1975 et 2008, la population active s’est accrue de 5,1 millions. Les femmes représentent 86 % de cette augmentation (+ 4,4 millions). La possibilité donnée aux femmes de suivre toutes les filières de formation de l’enseignement supérieur devait théoriquement leur offrir l’accès à tous les niveaux hiérarchiques et à tous les secteurs industriels. Or, la réalité montre que cette féminisation du marché du travail ne s’est pas faite de manière homogène en termes de niveaux hiérarchiques et de secteurs d’activité.

Le début du XXIe siècle se caractérise par une faible présence des femmes dans les instances de gouvernance des entreprises. Pour favoriser une plus grande mixité, le législateur a imposé en 2011 un quota de 40 % femmes dans les conseils d’administration puis, en 2021, un quota de 40 % de femmes dans les comités exécutifs à compter de 2030.

Ghettoïsation sexuelle

Une autre forme d’hétérogénéité s’est instaurée en fonction des secteurs industriels. L’exemple des entreprises du CAC40 montre que certaines entreprises ont des populations très féminines, tant au niveau cadre que non-cadre (L’Oréal, LVMH, Hermès. Kering, BNPParibas…), et d’autres très masculines (ArcelorMittal, Airbus, Thalès, Vinci, Alstom…). Il y a un phénomène de bipolarisation sexuelle des grandes entreprises avec très peu d’employeurs ayant une réelle mixité de 50 % de femmes et d’hommes dans leurs effectifs.

L’Observatoire SKEMA de la féminisation des entreprises a mis en évidence une accentuation de cette bipolarisation, notamment au niveau de l’encadrement. En 2007, les entreprises du CAC40 comptaient en moyenne 28,68 % de femmes au niveau cadre et 33,47 % en 2021. Cette augmentation a été plus forte pour les entreprises dont l’encadrement était déjà très féminisé. L’Oréal a vu son pourcentage de femmes cadres passer de 53 % en 2007 à 64 % en 2021 ; LVMH de 56 % à 64 % ; Kering de 48,1 % à 55,4 % et BNPParibas de 38,7 % à 46 %. Dans le même temps, le pourcentage de femmes cadres n’est passé que de 12,3 % à 12,6 % chez ArcelorMittal, de 12 % à 14 % chez Airbus, de 21,7 % à 24,3 % chez Renault et de 15 % à 22,3 % chez Alstom.

Féminisation des effectifs cadres et des salariés des entreprises du CAC40 en 2021. Observatoire Skema de la féminisation des entreprises

Les formations suivies par les filles les préparent davantage à travailler dans les entreprises « féminines » et ces dernières attirent plus les filles que les garçons. Les mécanismes inverses sont à l’œuvre pour les entreprises « masculines ». La concomitance des deux phénomènes conduit à une dynamique de ghettoïsation sexuelle des grandes entreprises, car les entreprises masculines ont des difficultés à recruter des femmes. Pour leur part, les entreprises féminines le sont de plus en plus car elles attirent beaucoup de femmes et qu’elles ont des difficultés à recruter des hommes.

Dans l’enseignement professionnel, les filles représentent 92 % des effectifs de la filière « coiffure, esthétique, autres services aux personnes » (qui intéresse L’Oréal), 87 % en « matériaux souples : textiles, habillement, cuir » (LVMH) ; mais que 1 % en « énergie, génie climatique » (Engie) ou 3 % en « mécanique, électricité, électronique » (Alstom).

Le phénomène est identique dans l’enseignement supérieur. Dès le lycée, les garçons s’orientent plus que les filles vers les mathématiques, la physique, l’informatique et les sciences de l’ingénieur. En 2019, 77,8 % des garçons en première générale ont fait le choix des « mathématiques » comme enseignement de spécialité contre 61,4 % des filles. Les garçons ont choisi à 56,5 % « physique-chimie » contre 39 % pour les filles, à 15,2 % « numérique et sciences informatiques » contre 2,6 % pour les filles, à 11,1 % « sciences de l’ingénieur » contre 1,6 % pour les filles.

Inversement, les filles prévalent dans les filières plus littéraires : 42,4 % d’entre elles ont choisi la spécialité « sciences économiques et sociales » contre 35,1 % des garçons, 39,1 % « histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » contre 29,6 % des garçons, 34,9 % « langues, littérature et cultures étrangères et régionales » contre 20,1 % des garçons, 25,3 % « humanités, littérature et philosophie » contre 9 % pour les garçons. Seule la spécialité « sciences de la vie et de la terre » est peu différenciée (44,7 % des choix des filles et 40,6 % de ceux des garçons).

Différences de préférences

Ces choix éducatifs différenciés se traduisent par une bipolarisation sexuelle de l’enseignement supérieur où les filles ne représentent que 31 % des classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques, 26 % des étudiants des écoles d’ingénieurs mais 51 % des écoles de commerce et 60 % des IEP. En 2016, Polytechnique comptait 16 % de filles, HEC Paris 40 % et l’IEP Paris 57 %.

La faible présence des filles dans les écoles d’ingénieur et leur plus forte présence dans les écoles de management et les IEP expliquent en partie le faible pourcentage de femmes cadres dans les entreprises qui recrutent principalement dans les écoles d’ingénieurs (Airbus, Renault, ArcelorMittal, Thalès) et leur plus forte présence dans les entreprises qui recrutent dans les écoles de management et les IEP (L’Oréal, LVMH, BNPParibas, Kering).

Les filles et les garçons diffèrent également dans leurs préférences professionnelles. Selon des données que nous avons pu consulter, L’Oréal, entreprise très féminisée, est l’employeur préféré des filles diplômées d’école d’ingénieurs alors qu’elle n’est que le 35e pour les garçons. LVMH est 7e pour les ingénieures (25e pour les garçons) ; Sanofi est 14e pour les ingénieures (54e pour les garçons), Danone est 20e pour les ingénieures (67e pour les garçons).

Si Airbus (1ère pour les ingénieurs et 3e pour les ingénieures) et Thalès (2e et 4e) font consensus chez les filles et les garçons, en revanche l’automobile est marquée par une grande différence (Renault est 10e pour les garçons ingénieurs et 31e pour les filles ; Stellantis est 13e pour les garçons et 39e pour les filles) ainsi que le transport ferroviaire et l’énergie (Alstom est 27e pour les garçons ingénieurs et 67e pour les filles).

Ces différences de préférences induisent un vivier limité de femmes ingénieurs pour les entreprises qui en recrutent. En 2019, en France, les femmes ne représentaient que 23 % des ingénieurs. 36 % d’entre elles étaient dans l’industrie (contre 39 % des hommes ingénieurs) avec de grandes différences entre industries. Dans les transports (automobile, aéronautique, spatial et ferroviaire) elles ne représentent que 17 % des ingénieurs contre 37,4 % dans les industries agroalimentaires.

Des différences marquées entre les filles et les garçons sont également identifiables parmi les diplômés des écoles de management. Si LVMH est l’employeur préféré des deux sexes, L’Oréal est 2e pour les filles mais que 26e pour les garçons ; Danone est 9e pour les filles et 32e pour les garçons ; Kering est 19e pour les filles et 52e pour les garçons. Inversement, dans l’industrie automobile, Renault est 41e pour les garçons et 83e pour les filles (Stellantis est respectivement 42e et 81e), Airbus est 21e pour les garçons et 41e pour les filles ; TotalEnergies est 30e pour les garçons et 50e pour les filles.

La lutte contre la ghettoïsation sexuelle des entreprises suppose donc une remise en cause de la bipolarisation sexuelle des choix éducatifs et des préférences professionnelles. Ces phénomènes sociaux restent cependant difficilement influençables par le législateur, ou même par les entreprises, car ils se construisent à travers le processus de socialisation au sein de la sphère familiale et éducative préalablement à l’entrée sur le marché du travail. C’est donc une révolution culturelle qu’il convient d’initier dans ces sphères pour améliorer la mixité des entreprises ; mixité qui est un facteur de croissance et de performance des entreprises.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Michel FerraryProfesseur affilié et chercheur invité du centre de recherche KTO, SKEMA Business School, Fondateur de l'Obsersatoire SKEMA de la Féminisation des entreprises, Professeur de Management à l'Université de Genève

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