Les ateliers du SKEMA Business Day ont réunis une audience donnant un éclairage très instructif sur la démarche RSE/ESG[1] des organisations : d’une part parce que le retour des participant(e)s reflète plus la réalité vécue de l’intérieur que la communication institutionnelle de leur entreprise, d’autre part parce que ces acteurs/trices, déjà sensibilisé(e)s par leur fonction de direction, RH ou RSE, ont une connaissance éclairée du sujet : spectre couvert par la démarche RSE, exigence des critères ESG ; ils/elles sont alors plus à même d’en cerner les enjeux pour leur entreprise.

C’est à l’aune de ces deux paramètres qu’une forme de consensus s’est dégagé sur les principaux freins et injonctions paradoxales que l’on retrouve, que ce soit au niveau de l’individu ou du collectif, de l’organisation ou de l’écosystème.

Un sujet stratégique

Ainsi, il a été relevé que l’appropriation par l’individu et le collectif de la RSE/ESG passe par le nécessaire et fort engagement de la Direction : l’absence de dynamique impulsée au plus haut niveau renforce le sentiment d’une RSE/ESG répondant plus à des objectifs de mise en conformité avec la loi (Pacte par exemple) ou la norme (ISO 26000 par exemple) qu’à une démarche volontariste qui promouvrait une forme d’innovation, qu’elle soit technologique, sociale ou sociétale. Dans les faits, cela se traduit par une déconnexion de la RSE/ESG de la stratégie globale, la première étant vu comme une contrainte normative et réglementaire et non comme la composante fondamentale d’un nouveau business model à construire.

Cette absence d’intégration de la RSE/ESG en tant que composante essentielle de la stratégie d’entreprise peut être expliquée par la nouvelle forme de relation de pouvoir qui devrait s’instaurer, en opposition avec le modèle hiérarchique traditionnel : en effet, bâtir une véritable stratégie RSE nécessite d’associer à la décision des parties prenantes qui habituellement sont les exécutants des consignes managériales, avec une faible marge de concertation : fournisseurs, collaborateurs, etc. Nous sommes ici dans un modèle où la direction, porteuse du modèle oligarchique, peut faire obstacle par crainte (consciente ou non) d’une perte de pouvoir, prémices d’une forme d’holacratie[2], conduisant à partager les décisions avec des parties prenantes aux conceptions potentiellement radicalement différentes (par ex. ONG, partenaires sociaux).

Le domaine du ROI

Cette vision finalement assez classique du fonctionnement pyramidal de l’organisation s’illustre également par la recherche de la maximisation du retour sur investissement (ROI) : nous ne sommes pas très loin de la vision de Milton Friedman (« la responsabilité sociale d’une entreprise est de maximiser ses profits »)[3], et qui se mesure de manière beaucoup plus concrète sur les aspects financiers à court terme que sur des aspects environnementaux et sociétaux à moyen ou long terme : il est plus aisé d’être rassurant vis-à-vis d’un actionnaire avec des prévisions de fin d’année de résultat net à 2 chiffres qu’avec, par exemple, une politique d’achats responsables, nécessaire pour répondre à certains appels d’’offres, mais insuffisant en soi pour les gagner, la compétitivité économique de l’offre gardant la primauté du choix final.

Ces freins et injonctions paradoxales au niveau de l’organisation entraînent des conséquences directes sur la façon dont les salarié(e)s (individu ou unité de travail) vont eux/elles-mêmes contribuer à la RSE/ESG, notamment en fonction des ressources et moyens qui leur seront alloués à cette fin.

En effet, pour les collaborateurs/trices des entreprises déjà soumises à la pression de la « réunionite », appelée aussi « comitologie » (le suffixe « logos » lui octroyant de facto une caution se voulant scientifique[4]), la RSE/ESG peut finalement se résumer à « une réunion de plus ». L’’objectif n’est pas ici de débattre de l’efficacité de ces pratiques participatives (souvent nécessaires, parfois dispensables, rarement challengées) mais de faire ressortir que l’énergie insufflée par les collaborateurs/trices à la démarche RSE/ESG sera inversement proportionnelle aux multiples autres sollicitations, alors que la RSE/ESG, par essence, devrait être une contribution majeure de l’individu et du collectif.

La crainte d’une charge de travail supplémentaire, qui suit de manière logique la participation à une nouvelle réunion, est également un frein fréquemment soulevé. Cette crainte est d’autant plus forte qu’en l’absence de stratégie RSE, l’activité contributive de l’individu sera perçue comme la simple exécution de tâches supplémentaires, souvent de reporting (« remplir des tableaux », « mettre des chiffres dans des colonnes »). Sur ce plan, la complexité du calcul des critères ESG, pourtant nécessaire pour refléter au plus près la réalité, effraie et est le symbole d’une démarche qui parait générer plus de tâches administratives que de coopération autour d’un projet collectif.

Ainsi, en l’absence d’engagement fort de la Direction, de moyens alloués, avec la pression du court terme et l’absence de visibilité sur le ROI, les collaborateurs/trices peinent à s’engager volontairement dans la démarche RSE/ESG, au-delà des tâches qu’on leur assigne.

Il s’agit ici d’un choix contraint entre différentes priorités, leur écosystème professionnel contribuant au renforcement négatif : la sensibilité relative et hétérogène des clients, la difficulté à fédérer de manière transversale les acteurs d’un même secteur industriel autour d’une cause d’intérêt général alors que la compétition commerciale est prioritaire, sont autant de freins : en définitive, ils permettent une justification d’un passage sur le plan secondaire de la RSE/ESG dans l’échelle des priorités individuelles. De même que l’invocation d’apparentes contradictions : la digitalisation (censée réduire les déplacements et par conséquent les gaz à effet de serre) conduisant à la multiplication des data centers, très grands consommateurs d’énergie et de ressources naturelles (métaux et terres rares) ; la loi AGEC[5] qui, pour favoriser l’économie circulaire en obligeant les enseignes à commercialiser 20% de produits recyclés pour servir les besoins des clients, nécessite de les importer de l’étranger pour cause de stocks insuffisants en France ; ou enfin la tolérance de la loi sur le niveau acceptable du droit de polluer, déterminant son seuil non en fonction du risque environnemental en soi mais en fonction de l’action politique qui, en intégrant des arbitrages (sur le niveau du seuil, la détermination du calendrier, etc.) ne favorise pas la prise de conscience individuelle et collective de l’urgence à agir chacun à son niveau.

Ce tableau des freins et injonctions paradoxales ne doit pas pour autant être considéré comme une situation sans solution, et les bonnes pratiques relevées par les participant(e)s sont toutes aussi nombreuses.

Susciter l’adhésion

La première d’entre elles, en écho à ce qui a été dit plus haut, est la sensibilisation du top management : pas simplement sur les aspects normatifs et réglementaires, ou sur les thématiques relevant de leur propre périmètre opérationnel (par ex. les achats responsables pour le directeur/trice de la supply chain), mais sur une compréhension systémique de la RSE/ESG. Ils/elles peuvent ainsi, grâce à leur position particulière dans l’entreprise, s’engager à titre personnel dans une logique de role modeling, selon la formule anglaise : « lead by example ».

Cependant, pour éviter l’écueil d’une RSE/ESG top/down, qui ne serait en définitive que l’expression de la vision de la direction sans prise en compte des parties prenantes, certaines entreprises ont renforcé auprès des collaborateurs/trices le sentiment du « pouvoir d’agir » de chacun : la responsabilisation des salarié(e)s semble en effet le meilleur moyen de favoriser leur idéation. Le travail sur les enjeux, la proposition et la mise en œuvre de plan d’actions permet ici de donner du sens à l’action, offrant l’image d’une RSE/ESG intégrée : en s’appuyant sur les actions déjà en place, mais en dépassant l’aspect « puzzle » d’actions qui co-existent, ces entreprises donnent à voir un plan plus large, plus ambitieux et plus responsabilisant.

Au-delà de la sensibilisation et de la responsabilisation, l’intégration de la RSE/ESG comme un élément fondamental de la stratégie a conduit ces entreprises à prendre des mesures pragmatiques : nommer des référent(e)s RSE dans les unités de travail pour éviter que cette démarche ne soit qu’une affaire de spécialistes en charge du rapport extra-financier ou de la certification Ecovadis, ou encore prendre en compte la temporalité particulière de la RSE/ESG en anticipant son impact sur l’activité de l’entreprise, afin de dégager du temps aux collaborateurs pour qu’ils l’intègrent non comme un pensum mais comme une priorité (par exemple : travailler dès maintenant sur le rapport durable – remplaçant le rapport extra-financier – y-compris pour les entreprises qui n’y seront soumises qu’en 2026).

Enfin, l’une des pratiques à développer serait d’intégrer dans chaque système de rémunération variable une part en lien avec la RSE/ESG. Ce serait l’étape suivante d’une pratique qui commence à se diffuser au sein des directions d’entreprise, au plus haut niveau[6]. Il s’agirait alors de démocratiser ce principe avec une approche plus globale et responsabilisante ; ainsi, le(la) gestionnaire de la flotte d’entreprise ne serait plus uniquement rémunéré(e) sur des objectifs de transformation du parc automobile, mais sur l’impact ESG de son entreprise. Et, chacun(e) ayant un rôle à jouer en matière de RSE, l’intégration systématique de cette dernière deviendrait un critère obligatoire de tout accord d’intéressement (voire de tout système de rémunération collectif, comme la participation des collaborateurs/trices).

En conclusion, on voit que même si les freins et injonctions paradoxales sont nombreux, les solutions le sont tout autant, avec, comme première bonne pratique, un principe incontournable : l’engagement de la Direction. En effet, celui-ci conditionne par effet miroir l’engagement des collaborateurs : sa sincérité favorise l’adhésion et l’action des salarié(e)s, après les phases de compréhension et d’appropriation pour lesquelles des moyens doivent être alloués, avec un système de rétribution à la hauteur de l’enjeu collectif qu’est la démarche RSE/ESG, au-delà des normes et des réglementations : en résumé, donner du sens et mettre en cohérence pour obtenir de l’engagement.


[1] Par simplification, nous utiliserons l’acronyme RSE/ESG, la RSE reflétant la stratégie, ESG l’instrument de mesures à travers des critères, permettant notamment d’élaborer le rapport extra-financier.

[2] L’holacratie est fondée sur la mise en œuvre formalisée de modes de prise de décision et de répartition des responsabilités communs à tous. Opérationnellement, elle permet de disséminer les mécanismes de prise de décision au travers d’une organisation avec une autorité distribuée et des équipes autoorganisées, se distinguant des modèles pyramidaux à approche descendante, plus classiques (Wikipédia)

[3] Friedman, M. (1970). A Friedman doctrine – The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits. NY Times

[4] La comitologie est une procédure de prise de décisions normatives européenne, plus précisément une procédure encadrant l’exercice des compétences d’exécution conférées à la Commission européenne. Par glissement sémantique, c’est devenue une façon pour les entreprises de faire des points d’avancement à travers l’organisation de réunions régulières et de compte rendus.

[5] La Loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Loi AGEC) du 10 février 2020, est entrée en vigueur le 1er Janvier 2021 ; elle stipule que pour les achats annuels d’ordinateurs de bureau, 20% minimum des dépenses seront consacrées à des biens issus du réemploi ou de la réutilisation ou intégrant des matières recyclées, dont 20% minimum seront consacrés à des biens issus du réemploi ou de la réutilisation.

[6] Il n’y a pas de loi ou de décret qui contraint les entreprises en France à intégrer la RSE dans la rémunération variable des dirigeantsCependant, selon une récente étude menée par Novethic, 29 sociétés ont intégré des critères RSE dans leur politique de rémunération sous forme de bonus annuel

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