Si le sujet des retraites empoisonne tant le débat public français depuis des années, c’est peut-être parce qu’il n’est pas pris par le bon bout. Pour éviter l’affrontement, il aurait fallu cesser de l’appréhender indépendamment des autres sujets et ne pas vouloir à tout prix en faire une loi.
Après plusieurs tentatives de réforme du système de retraite, dont l’échec mémorable du gouvernement d’Alain Juppé en 1995, c’est Emmanuel Macron qui s’est attelé à la tâche en ce début 2023. Son gouvernement a choisi une réforme paramétrique plutôt que systémique, c’est à dire que le coût global de la retraite résulte d’une équation à plusieurs paramètres ou variables connues : l’âge de départ, le nombre de trimestres cotisés, le nombre de cotisants, le taux de cotisation des actifs, le montant moyen des pensions.
Des perdants et peu de gagnants
Pourquoi avoir choisi une réforme paramétrique ? Parce que le gouvernement considère qu’elle est plus simple à mettre en œuvre qu’une réforme complète du système. Il n’y a pas besoin de tout changer. Il suffit de modifier quelques paramètres, toutes choses étant égales par ailleurs, et le tour est joué.
On s’aperçoit que les choses sont bien moins simples qu’elles ne paraissent. Quel que soit le paramètre que l’on modifie, il y aura des perdants et peu de gagnants. C’est globalement un jeu à somme négative ou nulle pour certains. Il faut que le système coûte moins cher finalement. Il était donc prévisible que les négociations se tendent à l’Assemblée nationale comme avec les syndicats. La pilule ne passe pas auprès de certains corps intermédiaires qui jouent leur avenir ou au moins leur pouvoir d’influence. Il y a ceux qui ne veulent surtout pas perdre et des débordements ont été rendus possibles.
Pourquoi faire simple ?
Comment aurait-on pu éviter cela ? D’où vient ce réflexe de considérer qu’une réforme paramétrique est plus facile à faire passer ? En isolant un problème comme celui de la retraite, d’autres sujets, comme celui du travail ou de la dépendance par exemple, pourquoi pense-t-on se simplifier la vie ? Nous nous privons d’un jeu à somme positive en liant les choses au lieu de les séparer. Relier, c’est se simplifier la tâche et augmenter les chances de succès. Voici une démonstration.
Je ne suis pas expert du système de retraite, mais je sais que nos manières de raisonner influencent nos décisions. C’est ce dernier sujet qui fait l’objet de mes recherches.
Les trois erreurs de la réforme des retraites
Trois erreurs se répètent quand il s’agit de réformer un système.
L’impossibilité d’une île
La première est que les objectifs des parties prenantes sont considérés comme disjoints voire antagonistes. Pour simplifier, les salariés souhaitent partir le plus tôt possible à la retraite, les retraités ne veulent pas réduire leur pension, les entreprises ne veulent pas augmenter leur taux de cotisation pour ne pas augmenter le coût du travail. Pourtant à regarder de plus près, il y a des objectifs qui peuvent les unir. Par exemple, certains salariés seraient peut-être intéressés à partir plus tard s’ils ont la garantie qu’en cas de dépendance le système de retraite leur garantirait une fin de vie dans des conditions moins mauvaises qu’aujourd’hui. Des retraités encore dans la force de l’âge pourraient peut-être aussi apprécier cette possibilité. En gros, je renonce aujourd’hui à une partie de mon revenu mais si cela se passe mal, je sais pouvoir compter sur un nouveau dispositif pour prendre en charge une augmentation subite de mes dépenses. Les entreprises seraient satisfaites si finalement cela ne leur coûte pas plus cher. Les salariés et les retraités qui l’accepteraient se retrouveraient avec le même objectif. Les finances publiques pourraient s’alléger (heureusement tous les retraités ne finissent pas dépendants). Un dispositif gagnant-gagnant pourrait apparaître et non plus un jeu à somme nulle ou négative comme pour le recul de l’âge légal pour tous.
Elargir le périmètre
La deuxième erreur consiste à se limiter à un périmètre fixe de la situation et donc des informations qui font partie de l’équation. Dans notre exemple précédent, nous avons élargi le problème de départ lié aux pensions de retraite à la prise en charge de la dépendance. Le gouvernement qui peine à apporter des réponses à propos de la dépendance pourrait faire d’une pierre deux coups. Beaucoup d’autres sujets hors du champ de la réforme actuelle pourraient être considérés, comme la retraite et l’emploi des seniors qui s’épanouissent dans leur travail ou encore la transmission du savoir entre les générations. L’opportunité naît de l’élargissement à deux sujets ou davantage qui n’en font désormais qu’un.
La loi des petits pas
La troisième erreur c’est d’envisager qu’une loi va résoudre le problème, alors qu’un ensemble de petites décisions auraient pu permettre de progresser vers des objectifs désormais reliés et non plus antagonistes. Ayant défini un nouvel espace plus large que celui du financement de la retraite, de nouveaux moyens auraient pu être vus et donc mobilisés. Par exemple, des personnes s’ennuient à la retraite et souffrent de perdre leur utilité sociale alors qu’elles ont des expériences et des savoirs à transmettre aux jeunes générations. Imaginons qu’une personne plus âgée participe à l’accès à l’emploi d’un plus jeune, instituer une reconnaissance de l’utilité sociale de cette personne ne coûte pas grand-chose pour des bénéfices individuels et collectifs importants.
Tout est lié
Ces trois erreurs peuvent être évitées si l’on s’appuie sur une propriété des systèmes complexes que l’on appelle la « quasi-décomposabilité ». De quoi s’agit-il ? Nous avons l’habitude de considérer deux états, soit deux choses sont dépendantes l’une de l’autre, soit elles n’ont rien en commun. La dépendance implique l’impossibilité de séparer ces deux choses. On appelle cela : la « non-décomposabilité ». L’indépendance renvoie à la possibilité de séparer deux choses que rien ne relie. Elles sont donc complètement décomposables. La « quasi-décomposabilité » envisage une troisième voie : rien n’est totalement dépendant et rien n’est totalement indépendant. Le terme « quasi » exprime l’idée que les choses peuvent être décomposées, mais jamais totalement du fait que toute chose interagit plus ou moins avec le reste. Il faut comprendre cette proposition comme le fait qu’une chose influence plus ou moins une autre. Prenons un exemple, l’âge de départ à la retraite influence fortement le nombre de retraités. La guerre en Ukraine influence faiblement la pérennité du système de retraite. Cela ne veut pas dire que les deux ne s’influencent pas l’une l’autre car la guerre influence l’économie qui influence l’emploi et que le niveau d’emploi influence la pérennité du système de retraite. Il y a donc un lien faible mais bien réel entre des choses que l’on pensait étrangères.
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En assumant pleinement cette propriété, il est possible de relier des choses qui s’influencent fortement l’une l’autre jusqu’à trouver, au sein d’un nouvel ensemble réunissant ces choses, des moyens disponibles que nous ne pouvions pas voir quand les choses étaient séparées. Avouons-le, nos décideurs politiques ou économiques ignorent tout de cette propriété du complexe pourtant très pertinente dans le monde d’aujourd’hui. Ils nous privent de moyens d’agir pour réformer ce qui doit l’être. Ils ne pensent pas à remettre en cause la croyance dominante qui dit qu’il faut simplifier un problème en sous-problèmes et ne surtout pas l’élargir à d’autres sujets, ce qui rendrait la tâche plus difficile. Il y a urgence à apprendre les lois de la complexité qui s’imposent à nous.