Médecins sans frontières, un pionnier du « business model » des ONG

Médecins sans frontières, un pionnier du « business model » des ONG

Qu’elles soient du domaine de l’humanitaire, de la protection de la nature ou de la défense des droits de l’homme, les organisations non gouvernementales (ONG) constituent des acteurs majeurs de nos sociétés dont l’importance ne cesse de croître.

Médecins sans frontières (MSF) en est le parfait exemple. Créée en France en décembre 1971, cette start-up humanitaire de 13 personnes s’était donné pour première mission de s’occuper d’une population victime d’un tremblement de terre au Nicaragua. En 2020, MSF est devenue une multinationale avec un bureau international à Genève, cinq centres opérationnels et des bureaux dans 23 pays. Elle est intervenue pour des missions dans 88 pays, employant 45 260 personnes avec un budget de 1,9 milliard d’euros.

Création de valeur sociétale

La théorie conventionnelle des « business models » (modèles économiques) ne permet pas d’appréhender la dynamique de croissance de MSF. En tant qu’organismes à but non-lucratif, la finalité des ONG est la création de valeur sociétale (lutte contre un fléau) et non la création de valeur économique (profit). Pour de nombreuses ONG, le succès ultime se matérialiserait par leur disparition du fait de leur inutilité liée à l’éradication du fléau qu’elles combattent.

La compréhension du business model des ONG suppose une rupture paradigmatique car les indicateurs liés au modèle des organismes à but lucratif (rentabilité pour financer des investissements qui généreront de la croissance économique et du profit) ne s’appliquent pas aux organismes à but non-lucratif. Avec deux collègues, nous avons développé dans un article de recherche un modèle à partir de la théorie du sociologue Pierre Bourdieu des formes de capital, que nous avons ensuite utilisé dans une autre étude pour analyser MSF.

Bourdieu distingue quatre formes de capital : le capital économique (actifs matériels, actifs financiers, droits de propriété), le capital social (réseau de relations individuelles), le capital culturel (connaissances des individus, manuels, documents) et le capital symbolique (prestige, prix honorifiques, récompenses). Le dernier reflète la reconnaissance sociale de la possession de l’une ou de plusieurs des trois autres formes de capital. Chaque capital peut être accumulé et converti dans une des trois autres formes. Un business model des organismes à but non-lucratif définit l’aptitude d’une ONG à créer de la valeur sociétale de manière pérenne par sa capacité à entretenir un cercle vertueux d’accumulation et de conversion des quatre formes de capital.

Lors de sa création, le capital culturel de MSF était constitué des connaissances médicales des 11 médecins fondateurs et des connaissances en communication des deux journalistes fondateurs. La combinaison des deux a permis d’initier la dynamique d’accumulation-conversion des formes de capital.

En 1972, MSF organisa sa première mission humanitaire au Nicaragua qui fut médiatisée par l’entremise des journalistes de l’ONG. Cette médiatisation correspond à une accumulation de capital symbolique qui fut ensuite converti en capital social par un accroissement du nombre de sympathisants. Ce capital social fut également converti en capital économique par une augmentation des dons des sympathisants et une augmentation du capital culturel par l’accroissement du nombre de bénévoles pour de nouvelles missions humanitaires. Progressivement, MSF a adapté sa structure organisationnelle pour entretenir la dynamique d’accumulation-conversion.

Désormais, MSF a cinq centres opérationnels (Amsterdam, Barcelone, Bruxelles, Genève et Paris) qui organisent les équipes d’experts sur les terrains d’intervention (41172 personnes en 2020). Les directions opérationnelles ont des équipes de pool managers qui entretiennent des réseaux de potentiels volontaires rapidement mobilisables en cas d’urgence. Le capital culturel accumulé et détenu par ces experts opérationnels fait l’objet d’une formalisation pour définir des processus d’intervention qui peuvent être enseignés aux futurs intervenants humanitaires.

Accumulation de capital symbolique

De plus, en 1986, MSF a créé Épicentre pour mener des recherches à partir des données collectées lors de ses missions et améliorer sa compréhension des phénomènes épidémiologiques. Un département marketing est en charge de l’accumulation de capital social par l’acquisition de nouveaux membres et sympathisants à travers des actions de communication. Ce capital social est converti en capital économique par des campagnes de sollicitation de dons. Si l’essentiel des fonds collectés (80,5 % en 2020) est consacré aux missions humanitaires, une partie (14,9 % en 2020) est réinvestie pour la collecte de fonds, notamment à travers l’entretien et le développement du capital social de sympathisants.

En 2016, il y avait 81 000 souscripteurs de la lettre d’information de MSF contre plus de 327 000 en 2020. Le recours aux médias sociaux illustre l’investissement fait par l’ONG pour accumuler du capital social (en novembre 2021, sur Facebook MSF comptait plus de 11 millions de followers – contre 1,2 million en 2015, 75 000 sur Instagram, 92 000 sur Twitter, 120 000 sur LinkedIn et près de 6 millions de vues sur YouTube). Un département communication valorise les actions de MSF auprès des médias afin d’accumuler du capital symbolique.

En 1999, MSF se vit attribuer le prix Nobel de la Paix. Cette attribution correspond à une reconnaissance internationale (capital symbolique) des nombreuses missions humanitaires menées par l’ONG, notamment lors du génocide rwandais. Cette reconnaissance a permis à MSF d’accroître son capital symbolique par une forte médiatisation du prix Nobel. Le nombre d’articles de presse s’est accru de 86,6 % en 1999 et de 24,6 % en 2000. Ce capital symbolique a été converti en capital culturel par une augmentation de 57,4 % en 1999 et de 82,4 % en 2000 du nombre de volontaires pour des missions humanitaires. Le capital symbolique a également été converti en capital économique par une augmentation des dons de 45,1 % en 1999 et de 36,9 % en 2000.

La création de valeur sociétale par MSF reste donc liée à sa capacité d’entretenir ce cercle vertueux d’accumulation-conversion des formes de capital afin de se doter des ressources nécessaires à ses missions humanitaires puis à une valorisation culturelle, sociale, économique et symbolique de ses missions. La reconnaissance sociale (capital symbolique) de son expertise en matière épidémiologique (capital culturel) amène les acteurs politiques à faire appel à MSF en cas de pandémie.

Ce fut le cas en 2014, quand l’ONG fut mobilisée pour lutter contre l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest ou, plus récemment, par les autorités italiennes pour faire face à la pandémie de Covid-19. Lors de ces missions humanitaires, MSF s’appuie sur son capital social pour solliciter des dons (capital économique) et de nouveaux volontaires pour intervenir sur le terrain (capital culturel).

Certaines ONG n’arrivent pas à initier la dynamique vertueuse d’accumulation-conversion des formes de capital. L’univers des ONG se caractérise par un très grand nombre de très petites organisations qui sont dans un mode de survie et n’arrivent pas à se développer. D’autres, plus connues peuvent initier un cercle vicieux de destruction des formes de capital pouvant les affaiblir, voir conduire à leur disparition.

Au-delà de l’humanitaire

WWF (World Wide Fund for Nature) illustre ce risque. L’ONG, créée en 1961, du fait de la qualité de ses scientifiques et de ses rapports (capital culturel), jouit d’une reconnaissance internationale en matière de préservation de l’environnement (capital symbolique), qui se traduit par un nombre important de sympathisants (capital social) et des dons conséquents (capital économique). Dans sa stratégie de conversion de son capital symbolique en capital économique, WWF a noué des partenariats avec des entreprises (notamment Lafarge, Monsanto, Crédit Agricole, BP ou Coca-Cola) dont l’impact sur l’environnement est dénoncé par plusieurs parties prenantes (journalistes, autres ONG). De plus, à partir de 2017, WWF a été accusé de violation des droits humains en Afrique par ses équipes de lutte contre le braconnage (destruction de capital culturel).

En 2019, ces accusations firent l’objet d’une forte couverture médiatique. La dégradation de la réputation correspond à une destruction de capital symbolique qui a entrainé une destruction de capital économique. En 2019, les revenus de WWF ont baissé de 8,1 % (malgré une hausse de 9,7 % des dépenses de fundraising). En 2020, l’Union européenne a décidé de limiter son soutien financier à l’ONG et, en 2021, les États-Unis ont suspendu le leur.

En conclusion, on peut s’interroger sur l’extension de ce modèle aux entreprises socialement responsables. En effet, depuis quelques décennies a émergé l’idée de ce type de structure qui ne se limiterait pas à la maximisation des profits des actionnaires, mais se préoccuperait des intérêts de différentes parties prenantes (salariés, citoyens, populations défavorisées, environnement, etc.). Si un statut juridique émerge avec les entreprises à mission ou les B Corp, il manque encore un business model pour ces nouvelles entreprises socialement responsables dont la croissance dépend de la capacité à satisfaire une multitude de parties prenantes.

Le business model fondé sur les formes de capital de Bourdieu peut expliquer les mécanismes de développement de ces entreprises socialement responsables. Il met aussi en évidence les risques de destruction de capital économique liée à la destruction de capital symbolique du fait d’actions nuisibles pour l’environnement ou par des actions de greenwashing révélées par des activistes.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Michel FerraryProfesseur affilié et chercheur invité du centre de recherche KTO, SKEMA Business School, Fondateur de l'Obsersatoire SKEMA de la Féminisation des entreprises, Professeur de Management à l'Université de Genève

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