Le retour de la question religieuse a pris une acuité marquée dans notre société sécularisée particulièrement rétive à l’expression ostensible des appartenances confessionnelles. Les interférences entre religion et management pointent les difficultés à trouver un juste équilibre entre l’expression d’une liberté fondamentale qu’est la liberté de religion, et les impératifs fonctionnels et économiques des entreprises.
Face à cette situation, le cadre juridique concernant l’expression des convictions religieuses dans l’entreprise a évolué. La possibilité d’inscrire un principe de neutralité dans le règlement intérieur (CT, L. 1321-2-1) et certaines décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE, 14 mars 2017, n° C-157/15), sont venues consacrer l’introduction d’un principe ou d’une politique de neutralité en droit privé. Le terme de « neutralité » peut se révéler équivoque tant il prend un sens radicalement différent selon les contextes organisationnels dans lesquels il s’applique.
Le principe de neutralité dans la fonction publique
En droit public, l’exigence de neutralité est indissociable de la laïcité qui figure au nombre des droits et libertés garantis par la Constitution. Construit juridico-politique complexe et équivoque inscrit dans le temps long de l’histoire de France, ce principe constitutionnel d’organisation des relations entre l’état et les cultes a des conséquences directes sur les comportements professionnels attendus des agents publics. Ceux-ci doivent en effet exercer leurs fonctions dans le respect du principe de laïcité qui leur impose une obligation stricte et absolue de neutralité. Cette exigence prohibe toutes formes d’expression de leurs convictions (notamment religieuses) dans l’exercice de leur fonction et ce, indépendamment de leur statut (fonctionnaire, contractuel stagiaire, etc.), la nature de leur fonction, la fonction publique à laquelle ils appartiennent (Etat, territoriale et hospitalière) ou encore leur nationalité. En respectant l’exigence de proportionnalité, les jurisprudences internes et européennes interprètent toutes formes de manifestation des convictions religieuses d’un agent public (par des signes ou des comportements) comme un comportement fautif et un manquement à son obligation de neutralité. Précisons que l’application de ce principe dépasse le cadre strict de la fonction publique. Il concerne également toutes les structures de droit privé qui participent à l’exécution d’une mission de service public (entreprises, associations, etc.).
Appliqué à l’entreprise, le principe de neutralité présente deux différences majeures avec cette conception publique. Tout d’abord, il n’est pas associé à celui de laïcité, mais résulte du pouvoir de l’employeur. Ensuite, ses conditions d’application ont une portée beaucoup moins restrictive que dans la sphère publique.
Le principe de neutralité dans l’entreprise privée
Le Code du travail assimile le principe de neutralité à une restriction de la manifestation des convictions, sans préciser lesquelles (CT, L. 1321-2-1). Selon la jurisprudence européenne, son application dans les entreprises privées doit être cohérente et systématique, c’est-à-dire étendue de manière générale et indifférenciée à toutes formes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Cette généralisation est importante afin d’éviter toutes discriminations directes ou indirectes fondées sur la seule appartenance à une religion déterminée ou l’expression de convictions religieuses dans l’entreprise. L’instauration d’une politique de neutralité dans l’entreprise est clairement une prérogative de l’employeur. Les dispositions légales (CT, L. 1321-2-1) précisent que le « règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité ». Source principale du pouvoir disciplinaire, le règlement intérieur est, faut-il le rappeler, un acte unilatéral de l’employeur qui s’impose à tous. La CJUE va encore plus loin et considère que la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité « se rapporte à la liberté d’entreprise », ce qui lui donne, en droit interne, une valeur constitutionnelle (la liberté d’entreprendre étant une liberté économique fondamentale). Dès lors, les restrictions apportées à la liberté de manifester des convictions politiques, philosophiques et religieuses apparaissent clairement légitimées par des motifs économiques, et non en vertu de l’application du principe de laïcité.
Le périmètre de la neutralité apparaît également plus étroit dans l’entreprise privée. Les restrictions à la liberté d’expression des convictions religieuses obéissent à une double exigence :
1) La protection des libertés et des droits fondamentaux d’autrui ou les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise
2) Le respect du principe de proportionnalité, c’est-à-dire que, dès lors qu’elles sont justifiées, les atteintes doivent être limitées au strict minimum (pour un temps donné ou pour une activité déterminée) et ne peuvent pas être permanentes et générales. Dans la même veine, la CJUE évoque également une interdiction de ports de signes qui « se limite au strict nécessaire » pour atteindre le but poursuivi – en l’occurrence la relation avec les clients. La politique de neutralité décidée par l’employeur ne remet donc pas en cause les principes de justification et de proportionnalité familiers aux juristes.
En d’autres termes, à l’inverse de la fonction publique, le principe de neutralité dans les entreprises privées exclut toute forme d’interdiction générale d’expression des convictions, notamment religieuses. Il n’est donc pas possible d’imposer cette restriction à tout le personnel, en tous lieux et pour tous les temps de travail. La liberté de religion étant une liberté fondamentale, l’employeur doit s’efforcer de trouver des « accommodements raisonnables » pour limiter, dans la mesure du possible, l’atteinte portée à la liberté de ses salariés d’exprimer leurs convictions religieuses dans son espace professionnel. En l’absence d’accommodements, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que cette dernière ait à subir une charge supplémentaire, toute sanction pourrait être vue comme discriminatoire. Dans l’entreprise, la délimitation des restrictions apportées à une liberté fondamentale reste toujours un exercice délicat générateur d’insécurité juridique. Elle nécessite de trouver des réponses équilibrées. Cela exclut, par exemple, la mise en place de chartes de la laïcité qui ne sont pas opposables aux salariés et privées d’effets juridiques.