Paul Milgrom, mon directeur de thèse

Paul Milgrom, mon directeur de thèse

Le prix Nobel d’économie a été décerné cette année à Paul Milgrom et Robert Wilson, tous deux professeurs à l’Université Stanford, pour leurs travaux sur la théorie des enchères. Ce faisant, l’Académie royale des sciences de Suède ne récompense pas seulement deux des principaux pionniers et penseurs de ce que l’on nomme l’« économie de l’information » (un domaine né dans les années 1970, qui intègre l’étude des enchères, et qui a considérablement élargi le champ de la théorie économique en abordant explicitement la prise de décision dans un contexte d’incertitude, d’apprentissage et d’asymétries informationnelles); elle souligne aussi avec quel brio ces économistes ont appliqué leurs découvertes respectives à des problèmes pratiques importants.  

De nombreux articles sur les contributions exceptionnelles respectives de Milgrom et Wilson existent déjà, et de nombreux autres seront encore publiés. Le compte-rendu que je souhaite livrer ici est plutôt un témoignage personnel. Dans les années 1980, lors de mes études de doctorat à l’Université Yale, j’ai eu la chance d’avoir Paul Milgrom comme directeur de thèse.

L’enthousiasme et la passion de Milgrom pour la recherche ont toujours été débordants et contagieux. Cette attitude était certainement favorisée par l’environnement extraordinaire qu’offrait Yale à l’époque, avec des collègues tels que Bengt Holmstrom, Oliver Williamson, Joel Demski, Steve Ross, Sidney Winter, Robert Shiller, James Tobin, Herbert Scarf et Charles Perrow. Mais au-delà de cela, cet enthousiasme se nourrissait du sentiment d’avoir un rôle à jouer en abordant des questions d’une grande importance, dont les réponses pourraient avoir un impact majeur sur la science et la société.       

Certaines de ces questions provenaient de simples observations que la plupart des gens considéreraient comme allant de soi. Les mécanismes d’enchères, par exemple, sont utilisés depuis des millénaires dans des communautés très diverses. Milgrom s’est posé la question : pourquoi est-ce le cas ? Cela l’a amené à élaborer et proposer deux critères auxquels tout mécanisme économique omniprésent devrait répondre : (i) il doit être simple, c’est-à-dire transparent et facile à comprendre pour les acteurs concernés, (ii) il doit aussi être robuste, c’est-à-dire efficient quelles que soient les circonstances. Ces critères sont développés rigoureusement dans plusieurs articles scientifiques. Ils sous-tendent les types d’incitation financière les plus couramment utilisés dans les entreprises ; ils guident également l’organisation de marchés réels pour la répartition des fréquences radio, de l’électricité, du gaz naturel, etc.           

La curiosité intellectuelle de Paul l’amenait également à tirer des questions de fond à partir d’événements de la vie quotidienne. À la suite de l’intervention d’un réparateur par exemple, il s’est demandé pourquoi il devrait croire les informations qu’on lui donnait. Cela l’a amené à publier les premiers travaux sur les « jeux de persuasion » – des modèles mathématiques décrivant les interactions entre les investisseurs et les entreprises, les patients et les médecins, les automobilistes et les garagistes, autrement dit les situations dans lesquelles une personne doit se fier aux informations fournies par une partie intéressée. Ces modèles constituent maintenant l’un des fondements analytiques de la comptabilité financière et du droit de la consommation.     

Répondre à des questions essentielles n’est jamais facile, bien sûr. On doit d’abord disposer des techniques, concepts et méthodes nécessaires, ce qui était évidemment le cas de Milgrom. Et pourtant, il continuait toujours d’acquérir, voire de développer lui-même, d’autres outils. Je le vois encore suivre avec nous les cours d’Oliver Williamson pour en savoir plus sur les derniers travaux liés à l’économie des coûts de transaction (l’ouvrage phare de Williamson, The Economic Institutions of Capitalism, venait alors tout juste de sortir). Il s’était ensuite joint à un groupe de lecture composé d’étudiants dont je faisais aussi partie, qui se réunissait chaque semaine pour discuter des œuvres classiques d’Herbert Simon, Alfred Chandler, etc.

Milgrom connaissait naturellement très bien les travaux récents et plus anciens sur la théorie des enchères et l’économie de l’information. Il intégrait de manière incroyablement rapide et fructueuse tout nouvel article publié dans ces domaines. « Étudier un sujet en ayant une question de recherche bien définie fait de vous un lecteur plus efficace » m’a-t-il dit un jour. Il participait également de manière assidue et active à des séminaires et conférences, même lorsqu’il était occupé ou que le thème ne semblait pas correspondre à ses recherches en cours. C’était a minima un moyen de rester à jour dans son domaine, de soutenir les autres chercheurs et de stimuler son intellect. Je pense que, ce faisant, il laissait aussi la porte ouverte à de possibles « surprises », sachant que de nouvelles idées émergent parfois de manière inattendue, via l’écoute d’un argument percutant qui suscite une nouvelle piste de réflexion ou la découverte d’un phénomène qui, par une analogie fertile, éclaire de manière nouvelle une question en suspens.

Cela étant dit, les recherches mêmes de Milgrom tendent à prouver qu’il vaut mieux parfois ne pas en savoir trop. L’un de ses premiers articles à faire date (« A convergence theorem for competitive bidding with differential information », Econometrica 47 (3), p. 679-688, 1979), qui démontre comment un mécanisme d’enchères peut correctement agréger les données personnelles des enchérisseurs, répond à un problème ancien. Il était encore étudiant à Stanford lorsqu’il a publié cette découverte, sans savoir à l’époque, semble-t-il, que plusieurs chercheurs reconnus, y compris son directeur de thèse et certains de ses professeurs, avaient travaillé sur ce sujet sans succès. Lorsqu’il s’en est rendu compte par la suite, Paul aurait apparemment dit : « Si j’avais été au courant, je n’aurais peut-être pas osé relever le défi. »   

De nombreuses contributions capitales de Milgrom sont toutefois le résultat de recherches menées sur des années, voire des décennies. Entre la fin des années 1970 et les années 1990, le « Ratio de vraisemblance monotone » (en anglais: the Monotone Likelihood Ratio Property), une notion statistique bien connue qu’il a introduite pour la première fois pour analyser l’impact de l’information sur les décisions des agents économiques, a évolué en « Affiliation », une autre propriété statistique plus générale mais moins connue, qui s’est révélée cruciale pour l’analyse du comportement des enchérisseurs et la comparaison des mécanismes d’enchère, puis en « Supermodularité », une notion globale maintenant capitale en microéconomie, théorie des jeux et design organisationnel.

Ces success stories sont le témoin de l’intuition exceptionnelle de Milgrom et de sa détermination sans égale. Il faut aussi saluer sa volonté d’écrire de manière claire et efficace. Une bonne écriture permet de façonner et d’affiner les idées, de reformuler les questions et de garder une pensée cohérente. D’autres facteurs à ne pas négliger sont l’étendue de ses connaissances scientifiques et sa culture générale. Cette dernière était sans doute régénératrice, apportant parfois un second souffle lorsque les recherches semblaient au point mort. Je me rappelle par exemple l’enthousiasme retrouvé de Paul après avoir lu un soir à son fils Les aventures d’Huckleberry Finn, de Mark Twain, et être tombé sur un passage intéressant sur les mécanismes d’incitation. Quant à l’ampleur de ses connaissances scientifiques, elles étaient certainement source de stimulation, surtout lorsque réfléchir « horizontalement » à d’autres thèmes de la microéconomie, et « verticalement » en passant des concepts théoriques aux applications concrètes, révélait que la trame qu’il poursuivait possédait en fait de nombreuses ramifications.

Si j’ai coutume de conseiller aux étudiants qui souhaitent se lancer dans un projet de recherche ambitieux :

Accrochez-vous à vos grandes questions

Pensez à elles tout le temps

Suivez votre intuition et affinez-la

Soyez attentifs à toutes les pistes

Et creusez aussi longtemps qu’il le faudra pour trouver la lumière

… c’est que je tiens ces principes de Paul Milgrom.

Bernard Sinclair-DesgagnéBernard Sinclair-Desgagné, Professor of Economics and Corporate Social Responsibility, SKEMA Business School

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