Le rapport financier classique a vécu, place au rapport intégré ! Loin de se contenter de faire état des résultats financiers, il explique et projette la stratégie de l’entreprise en tenant compte des facteurs financiers et extra-financiers, et en les réconciliant. Dès les années 1990, le consultant en stratégie d’entreprise, Philippe Peuch-Lestrade, en fut l’un des pionniers.
Vous faites partie des pères de la pensée intégrée en France, comment y êtes-vous venu ?
Après mes études, j’ai rejoint Arthur Andersen (ndlr : depuis EY), un grand cabinet d’audit et de conseil. Au fil du temps, je me suis rendu compte qu’un point n’était pas suffisamment couvert par les dirigeants. Ce thème c’était l’environnement. J’ai donc créé, au sein de ce cabinet, un département dédié qui s’est depuis élargi à la RSE et à l’ESG. A partir de là, j’ai commencé à faire du prosélytisme sur ce thème novateur.
Au début des années 1990, votre discours ne devait pas avoir beaucoup d’écho…
Les gens ne comprenaient pas pourquoi j’en parlais. Que ce soient les acteurs publics ou privés. Mais comme j’étais l’un des associés gérants d’Andersen, ils se disaient que je n’avais peut-être pas tort… Et peu à peu, je les ai convaincus. Un peu partout dans le monde, se sont constitués des cellules environnement, qui se sont ensuite élargies à la RSE. Mais en suivant d’abord une mauvaise piste : celle de la philanthropie et de la communication, ce qu’on a fini par appeler le « greenwashing ». Ce n’était pas la bonne voie, mais la locomotive avait démarré.
Et cette « locomotive », qu’a-t-elle entraîné derrière elle ?
Il a fallu lui attacher les voitures de passagers, embarquer le plus de monde possible autour d’un maximum de sujets que l’on a d’abord qualifiés de non-financiers ou d’extra-financiers. Quelques années après, au sein de l’International Integrated Reporting Council (IIRC), nous les avons qualifiés de pré-financiers.
On ne remettait pas en cause la performance mais les conditions d’appréciation de la performance. Un certain nombre d’acteurs très différents : des universitaires, de grandes associations, de grandes entreprises, des cercles professionnels comme l’IOSCO ou Transparency international, et des institutions internationales comme la Banque mondiale, se sont réunis à l’initiative du futur roi d’Angleterre, le prince Charles. S’il n’y a pas un catalyseur, il ne se passe rien. C’est ça qui a généré un choc pour constituer un « framework », un cadre conceptuel, explicitant les conditions requises pour que les entreprises soient dorénavant jugées à travers des critères plus complets que la seule performance comptable traditionnelle.
Tout ce qui était autour de l’entreprise devait être pris en compte en corrélation avec la performance financière. C’est comme ça qu’est né le concept de pensée intégrée.
C’est l’idée de mesurer l’impact de ce qui n’est, a priori, pas financier sur la performance financière de l’entreprise ?
Oui, c’est ça la grande innovation. Qu’on le veuille ou non, la performance d’une entreprise se juge par des chiffres. Tant qu’il n’y a pas de chiffres, personne ne sait comment cette entreprise va contribuer au bien-être collectif en payant des impôts ou quelle marge elle va dégager pour augmenter les salaires… Les chiffres sont incontournables. La comptabilité a une vertu : grâce à elle, la table repose sur quatre pieds. Sinon, elle est bancale. La comptabilité est donc le point de départ de toute cette démarche cherchant à connaître la vérité de la performance dans l’entreprise.
Et la vérité de la performance de l’entreprise passe par une « pensée intégrée » ?
Oui. S’il n’y a pas de pensée intégrée, il n’y a pas d’entreprise. Une entreprise doit avoir une direction : où va-t-elle ? Tout ce qu’elle fait est illustratif d’une pensée. La pensée « intégrée », c’est la nécessité de penser pour une entreprise comme pour un particulier. C’est la nécessité, au moment où on formule cette pensée, d’asseoir sa réflexion sur un certain nombre de choses qui font partie de son environnement.
Pour une entreprise, c’est prendre en compte tout son écosystème ; pour un particulier c’est prendre en compte tous ses centres d’intérêt ou ses motivations. Si je change de logement, je vais réfléchir au prix du logement, à sa localisation géographique, au confort qu’il est susceptible de me procurer, à la décoration que je vais pouvoir y apporter, à la proximité ou non de commerces… Je vais multiplier les critères d’appréciation et je vais leur donner l’importance qu’ils méritent.
On pourrait dire que c’est à la fois penser plus large et penser plus loin ?
Exactement. Il y a deux dimensions : en largeur, ce sont les thèmes abordés. Et en profondeur, c’est « looking forward ». La pensée intégrée, c’est intégrer davantage de critères, à condition qu’ils soient significatifs. Beaucoup d’entreprises s’attachent souvent aux questions peu importantes. Elles sont, comme les pouvoirs publics, empêtrées dans une gestion à court-terme, parce qu’à chaque minute, il arrive un événement sur lequel on leur demande de se justifier.
Dans son livre « One Report », Robert Eccles le disait : il faut unifier, regrouper dans un process, toutes les informations contribuant à la performance de l’entreprise et expliquer la création de valeur dans la durée. C’est ça la pensée intégrée : une pensée qui s’appuie sur une documentation, la plus riche possible, une documentation intégrale et qui est en permanence bijective entre le financier et l’extra-financier. Il n’y a pas d’un côté le financier et de l’autre l’extra-financier : il y a une performance globale et il faut à tout prix corréler les deux.
Et réunir l’ensemble dans un rapport intégré ?
Absolument ! Il n’y a pas de pensée si elle n’est pas explicitée. Quand on parle d’« integrated reporting », ça veut dire d’une part « integrated thinking » (la pensée intégrée) et d’autre part « integrated report » (le rapport intégré), c’est-à-dire la publication de cette pensée. C’est la poule et l’œuf : il n’y a pas de pensée si elle n’est pas documentée et si votre pensée ne donne pas d’information, elle ne sert à rien. Il faut en rendre compte.
C’est partie prenante du « capitalisme responsable ». Et le capitalisme responsable, c’est celui qui rend compte de ce qu’il fait et qui tient compte de ce qu’il apprend.
Mais concrètement, que peut apporter à une entreprise la mise en place d’une pensée intégrée et d’un rapport intégré ?
Le premier intérêt immédiat, c’est de donner accès rapidement à une information concise et compréhensible aux collaborateurs de l’entreprise. Le premier groupe français qui a publié un rapport intégré, en 2014, c’est Engie. Pour les salariés d’Engie, par exemple, les résultats rétrospectifs importent relativement peu. D’autant plus que les rapports sont généralement trop longs et complètement abscons. Ça n’a qu’un intérêt limité. En revanche, un rapport intégré c’est concis et compréhensible. Concis parce qu’au-delà de 60 pages, personne ne lit une communication. Et compréhensible, parce que ça ne fait pas appel à un jargon. Ce sont les conditions nécessaires de l’appropriation de cette information par le personnel.
Au-delà des salariés, les autres bénéficiaires sont les analystes financiers. Ce qu’ils souhaitent avant tout connaître, avant les données chiffrées, c’est la vision stratégique de l’entreprise, ils veulent savoir où elle va. Quand vous achetez un appartement, la façon dont il est décoré vous importe peu puisque vous achetez un appartement pour le décorer à votre façon. Un investisseur, ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les résultats passés mais la trajectoire future. Dans les rapports financiers traditionnels, on ne trouvait presque rien sur la stratégie !
Le troisième bénéficiaire de ces rapports intégrés, c’est la société dans son ensemble, y compris les générations futures. C’est montrer qu’une entreprise contribue largement au bien-être collectif, ne serait-ce qu’en payant des impôts. L’un des premiers rapports intégrés a été celui de la Crown Estate, c’est-à-dire de la société qui gère le patrimoine de la famille royale britannique. Grâce au rapport intégré, elle a pu prouver sa contribution directe ou indirecte à la collectivité. C’est donc un outil pédagogique sur le rôle clé des entreprises dans le fonctionnement de la société.
Comment mesurer ce qui est extra-financier ou, comme vous le dites, pré-financier ?
Prenons l’exemple du télétravail. Des sociétés spécialisées arrivent à mesurer son impact en termes de productivité. Grosso modo, c’est entre 10 et 15% supplémentaire. Avant même le Covid, dans les pays de l’OCDE, environ 20% du temps étaient déjà, en moyenne, consacré au télétravail. 20% multiplié par 15% de productivité, ça fait 3% de marge. Voilà un exemple concret d’impact d’un élément pré-financier sur la marge brute.
Mais ça ne s’arrête pas là. L’augmentation du télétravail a aussi un effet direct sur le dimensionnement des bureaux d’une entreprise. Et puisque les collaborateurs d’une entreprise se rendent moins sur leur lieu de travail, ils font une économie de carburant, une économie d’usure de la voiture et une économie de temps. J’ai donc un output pour le personnel.
Un output duquel découlent des outcomes, des effets indirects sur la société : si les gens roulent moins en voiture, les revêtements routiers seront moins usés, les gens seront moins stressés par les embouteillages et, finalement, ils consommeront moins d’anxiolytiques. Vous faites donc faire une économie considérable aux collectivités et au système de santé. Et en termes de bien-être général, vous pouvez vivre mieux et plus longtemps.
Publier un rapport intégré répond aussi à un besoin de transparence…
Oui, une entreprise d’aujourd’hui doit expliciter sa stratégie en toute transparence et avec pédagogie. Il y a une dizaine d’années, j’ai conseillé une célèbre entreprise de vins et spiritueux à qui se posait la question du réchauffement climatique. Je leur ai posé la question suivante : « si la ligne de démarcation de culture des vignobles remonte, que ferez-vous ? » Ils m’ont logiquement répondu : « Nous achèterons des terrains dans le Nord et en Belgique ». Mais ils ne voulaient pas le dire ! Comment voulez-vous qu’un investisseur qui s’intéresse à ce business ne se pose pas la question de l’avenir et donc du réchauffement climatique ? Si vous ne dites rien, soit vous passez pour un incompétent, soit pour quelqu’un qui cache et qui n’est donc pas fiable.
Voilà une autre illustration de la nécessité d’un rapport intégré : se demander quelles conclusions stratégiques tirer d’un phénomène global ou local. Une entreprise doit dire ce qu’elle fait et ce que ça va lui coûter. Si vous ne dites rien, vous prenez l’investisseur, l’actionnaire, le salarié, le client ou le fournisseur pour le dernier des derniers. Dans notre société, c’est inadmissible.
La technologie, et notamment l’Intelligence artificielle, a-t-elle un rôle à jouer ?
Elle est même fondamentale. Dès le début, nous avons conçu la base documentaire nécessaire à un rapport intégré comme une base totalement digitale. La multiplication des critères, la recherche d’informations de plus en plus fines, le souci de corréler des informations entre elles pour en connaître l’impact… suppose le traitement d’une masse de données qu’on ne peut pas faire à la main.
Le rapport intégré se développe-t-il ailleurs qu’en Occident ?
Oui, l’initiative était mondiale. Dans les faits, la maturité de l’Europe sur ces sujets-là est plus forte. Et l’effet d’entraînement joue : quand les Allemands font quelque chose, les Français les copient, etc. Il a donc émergé beaucoup plus vite en Europe. Mais il se développe aussi ailleurs : le Japon est le premier producteur mondial de rapports intégrés. Et en Afrique du Sud, il est même obligatoire !
Quelle est la prochaine étape de la pensée et du rapport intégrés ?
Il faut être universels. Le cadre conceptuel du rapport intégré était un cadre « principle-based ». Les principes c’est ce qui vous éclaire, mais pour avancer il faut quand même des normes (« rules »). Les normes étaient préexistantes sur les sujets financiers, mais balbutiantes voire inexistantes sur le domaine extra-financier. D’où la nécessité impérieuse de pousser la réflexion pour normaliser au maximum cette logique de façon universelle.
Le rapprochement entre les travaux institutionnels d’initiative publique, pilotés par Bruxelles, et l’initiative privée, sous l’égide de l’IFRS Foundation – qui a décidé d’aller plus loin autour de ces questions en regroupant au maximum tous les organismes de normalisation avec comme background le « framework » de l’IIRC -, va dans ce sens. Il faut compléter les « principles » par des normes. Nous avions une jambe « normes comptables », et nous allons enfin avoir une jambe « normes extra-financières ». Avant cela, nous claudiquions.