La crise sanitaire de la Covid-19 change notre manière de vivre, de voyager et de travailler. Pendant la période de confinement et la réouverture progressive des établissements, les entreprises du monde entier ont dû déployer au plus vite et dans la mesure du possible des solutions de travail à distance à grande échelle, même si ces solutions étaient considérées jusqu’alors comme irréalisables. La situation de volatilité, d’incertitude, de complexité et d’ambiguïté (VICA), qui n’a jamais été aussi critique, a brutalement remis en cause la vision des leaders et leur capacité à imaginer l’avenir. Dans ce « monde VICA » et avec la hausse sans précédent des solutions de télétravail vouées à perdurer, les employeurs ont recours à un certain nombre de solutions pour renforcer la surveillance numérique, vraisemblablement pour empêcher les employés de se relâcher et améliorer la productivité. Mais les leaders risquent-ils de compromettre leur mission et leur objectif en surveillant de si près leurs employés ? Quelles sont les conséquences potentielles et comment y faire face ?
Travail à distance : une solution à double tranchant ?
Des études montrent que les employés et leurs dirigeants reconnaissent les effets bénéfiques du télétravail pour l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, l’efficacité, l’engagement et la productivité. Les employés jouissent aussi d’une meilleure autonomie pour gérer leur travail et leurs autres responsabilités. Ils semblent mieux réussir à se concentrer et ne sont pas interrompus par leurs collègues. Ainsi, près de la moitié des employés au Royaume-Uni souhaite davantage de flexibilité au travail après le confinement, et 88 % des personnes interrogées en France souhaitent continuer de travailler à distance de manière occasionnelle ou régulière. De nombreuses entreprises demandent également à leurs employés de poursuivre le travail à distance pour le moment, et certaines comme Twitter ont décidé de rendre cette mesure permanente.
Pourtant, les inconvénients du télétravail continuent d’émerger. Les employés font face à une surcharge de travail et à des journées de travail plus longues, p. ex. une heure supplémentaire en Belgique, au Danemark et en Autriche, deux heures en France, en Espagne, au Royaume-Uni au Canada, et trois heures aux États-Unis. La pression accrue subie par les employés de rester disponibles et la peur d’être licencié les empêche de se déconnecter de leur travail et renforce le présentéisme. Les réunions en hausse et le « Taylorisme numérique » qui se traduit par des tâches redondantes et désagréables que les employés pensent qu’elles devraient être réalisées différemment, pourraient aggraver les risques de développement de problèmes psychologiques si les pratiques de gestion ne sont pas adaptées à cette nouvelle normalité. La transformation des foyers en lieux de travail, brouillant ainsi la frontière entre vie privée et vie professionnelle, peut aussi faire naître un sentiment d’isolement et d’anxiété. L’éducation des enfants et la gestion des tâches ménagères tout en essayant de rester productif au travail plombent la santé mentale des employés. Le règlement des conflits à distance avec les collègues et les supérieurs représente aussi un défi.
Communiquer : comment et à quelle fréquence ?
Les chefs d’entreprise sont encouragés à communiquer pour favoriser l’engagement des employés dans le but d’assurer des performances élevées, mais les effets positifs de la communication numérique dépendent vraisemblablement de sa fréquence, de sa nature et de sa qualité. Pendant le confinement, les entreprises ont utilisé massivement le logiciel Zoom et d’autres solutions de visioconférence, générant ainsi une « Zoom fatigue » que les scientifiques attribuent aux spécificités de ces outils, qui créent des échanges superficiels et troublants. Ces échanges s’accompagnent de regards prolongés « bizarres », d’un manque de synchronisation avec les émotions des autres, de problèmes techniques, d’une perception de menace et de l’obligation de garder les yeux rivés sur l’écran pour éviter de paraître impoli ou distrait, etc.
En outre, afin de contrôler et garder leurs employés sous surveillance, de renforcer la collaboration et vraisemblablement de rendre les échanges plus « amusants », les employeurs recourent à de nombreux contrôles agressifs et imposent une camaraderie d’entreprise numérique « de rigueur » en utilisant abusivement emails, appels, appels vidéo, textos, etc, causant ainsi une fatigue sociale.
Problèmes de confiance, de surveillance et de responsabilité
La hausse significative dans les entreprises de l’utilisation de logiciels de surveillance des employés concerne un vaste éventail d’activités comme celles consistant à contrôler ce que les employés rédigent, prendre des captures d’écran, accéder aux fichiers, contrôler leur position géographique par GPS, calculer leurs périodes d’inactivité sur l’ordinateur, enregistrer leurs recherches sur Internet et garder la webcam activée, etc. Le recours excessif à ces technologies souligne les enjeux de protection de la vie privée et la frontière fine qui existe entre le maintien de la productivité et le déploiement d’une surveillance intrusive. Ces activités témoignent du manque de confiance des entreprises en leurs employés dans le fait qu’ils resteraient motivés sans contrôle strict. Toutefois, comme l’a soulevé Hemingway, « le meilleur moyen de savoir si l’on peut faire confiance à quelqu’un, c’est de lui faire confiance ».
La responsabilité pour un travail réalisé est étroitement liée à la clarté des attentes définies, dans la mesure où les employés ne peuvent être responsables que de ce que l’on attend d’eux. En cette période d’incertitudes la communication est une compétence en leadership essentielle, et par conséquent cette évolution vers le travail à distance pourrait nécessiter de recourir à des compétences sociales pour maintenir la productivité des employés et les bons résultats de l’entreprise, au lieu de mettre en place une surveillance toujours plus pesante et stressante.
Les employés et les défenseurs de la protection de la vie privée s’inquiètent à l’idée que cette étroite surveillance se poursuive dans les bureaux après la pandémie et plombe ainsi le moral et l’engagement des employés. Nombreux sont ceux qui soulignent les effets démoralisants du manque de confiance manifeste envers les employés et les conséquences néfastes sur la qualité de leur travail, qui sont encore plus marqués en cette période d’angoisses et d’incertitudes. La santé et le bien-être des employés, ainsi que la qualité de leur travail sont perçus comme étant essentiels à leur productivité et à leur bonheur.
Certaines considérations contextuelles d’un recours à la surveillance sont justifiées. Alors que la demande d’outils de surveillance en ligne est plus grande que jamais aux États-Unis et que leur utilisation n’est pas sanctionnée par les lois sur la protection de la vie privée des employés et n’a rien d’étrange dans la culture d’entreprise américaine, la protection de la vie privée représente en Europe un droit fondamental renforcé par la législation relative à la protection des données à caractère personnel, qui s’applique également aux sociétés étrangères qui opèrent en Europe. Les entreprises qui décident de recourir aux outils de surveillance des employés devraient ainsi être attentives aux conséquences juridiques du contexte dans lequel elles opèrent, et du tollé suscité par leur utilisation auprès de l’opinion publique.
La marche à suivre : « individualiser pour optimiser », et recourir aux compétences sociales
Les conséquences probables à long-terme de la pandémie sur les entreprises et les individus pourraient nécessiter d’adopter une approche de télétravail consistant à « individualiser pour optimiser », du fait des circonstances uniques et spécifiques dans lesquelles les employés sont productifs, mises en lumière pendant la période de confinement à travers le monde. Certains trouvent que le travail en solitaire sans distraction les a aidés à être plus productifs ; d’autres ont eu du mal à supporter la solitude ; et d’autres encore souhaiteraient alterner ces deux modes de travail. Bien qu’il semble difficile de mettre en œuvre une approche au cas par cas, quelques conseils pourraient aider les chefs d’entreprise à mettre en place une ampleur de flexibilité qui permettrait à leur entreprise d’être performante. Il convient de noter que ces conseils sont incompatibles avec une surveillance intrusive et renforcée, puisqu’ils reposent sur la confiance mutuelle des leaders et des employés. La sortie de crise est une expérience humaine qui nécessite en tant que telle de nourrir la confiance des employés envers leurs responsables.
- La responsabilité devrait reposer sur une communication claire et sur une individualisation des attentes. Il faudrait que ces attentes soient fixées en collaboration afin de s’assurer d’une compréhension partagée et de l’engagement des employés, afin que ces derniers puissent sentir que l’on tient compte de leurs besoins professionnels et personnels et de leurs préférences en matière de communication.
- L’empathie mutuelle devrait se construire sur l’idée que les employés n’ont pas tous la même notion de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle que leur leader.
- Le monde est en train de changer, et les individus sont toujours plus nombreux à chercher un but et un sens à leur travail. Elaborer une vision commune avec les employés peut mettre en évidence l’importance de leur travail et avoir ainsi un effet sur leur motivation.
- Les entreprises devraient donner la priorité à la formation de leurs employés et privilégier les compétences sociales comme essentielles à la réussite de l’entreprise.
- Les leaders devraient rassurer leurs employés en ces temps difficiles, en évitant les malentendus et en proposant des actions concrètes à suivre.
- Fixer des attentes réalistes pour le futur peut aider les individus à se préparer sur le plan psychologique, émotionnel et financier.
- Définir le but (ce à quoi devrait ressembler la réussite après la sortie de crise) et déterminer les pas à suivre pour y arriver peut augmenter la résilience et la créativité des leaders, tout en évitant de penser de manière étriquée et à court terme. En cette période d’incertitudes, une surveillance étroite peut freiner l’innovation et compromettre la réussite de l’entreprise.
- Tous les outils de contrôle devraient être utilisés de manière proportionnée et légitime, avec des garde-fous pour prévenir les abus. Il faudrait que les employés soient informés, et que l’entreprise soit attentive à la législation applicable en matière de protection de la vie privée des employés et en matière de discrimination.
Nous vivons actuellement la plus grande crise économique de ces dernières décennies dans le monde occidental et partout ailleurs. Dans ces circonstances, les entreprises devraient saisir l’opportunité de se réinventer grâce à un ajustement continu et collaboratif des stratégies de l’entreprise et grâce à un engagement des leaders envers leurs équipes, afin de devenir plus agile mais aussi de prévenir la fuite de talents. Les chefs d’entreprise gagneraient à abandonner la surveillance excessive dont ils pensent qu’elle génère des mesures concrètes et immédiates de productivité, alors qu’elle a en réalité des effets délétères sur leurs employés. Ils devraient plutôt diriger en faisant preuve d’empathie et d’intégrité, afin d’inspirer l’engagement et par conséquent de tirer profit à long-terme de la capacité de transformer une menace en défi et en opportunité de renforcer la résilience de leur entreprise face à l’incertitude.