Vers une compréhension augmentée de la complexité

Vers une compréhension augmentée de la complexité

La pandémie de la Covid 19 aura peut-être le mérite de convaincre certains récalcitrants, ceux qui refusent d’admettre que nous vivons dans un monde complexe. La complexité fait désormais partie de notre quotidien étant donné les problèmes inextricables auxquels nos sociétés sont soumises. Ce qui définit le complexe, c’est la multiplicité d’interactions non maîtrisées entre des éléments qui ne sont pas tous connus. Il n’y a ni chef d’orchestre, ni frontières définies. La crise actuelle est un bon exemple d’une situation complexe impliquant plusieurs contextes : sanitaire, économique, social. Mais la crise est aussi devenue politique quand la question de la liberté individuelle de circulation a été posée. Il faudra du temps pour appréhender tous les effets.

Nous sommes souvent démunis face à l’incertitude que génère la complexité. Nous n’y avions pas été préparés car notre éducation nous apprend davantage à travailler dans un contexte stable et unique plutôt que dans plusieurs interagissant et dont certains ne sont pas encore connus.

Qu’est-ce qui interagit avec quoi ?

Se pose ici la question des interactions entre différents éléments et surtout la nature de ces interactions. Sans les connaître, comment imaginer comprendre quoi que ce soit à propos du complexe ? Certaines relations nous sont familières d’autres moins. Imaginons A et B comme 2 éléments du réel. Le tableau suivant décrit différentes natures de relations.

Nature des interactions

Les relations 1, 2 et parfois 3 sont bien connues des cruciverbistes (A permet d’identifier B ou vice versa). Ces relations fondent aussi la démarche scientifique. Celle-ci vise à l’identification de nouveaux éléments (un nouveau virus SARS) notamment par l’observation de redondances de cas, à situer l’élément par rapport à un autre connu (le virus est un coronavirus), à expliquer son origine selon sa ou ses causalités (une mutation génétique a permis la transmission de l’animal aux humains).

Distinguer le suffisant du nécessaire par la relation effectuale

En 2001, Saras Sarasvathy, une chercheuse indo-américaine, a découvert que les entrepreneurs utilisent assez peu la logique causale et préfèrent des inférences du type moyen – effet, logique qu’elle a appelée effectuale. Depuis l’émergence de cette théorie, s’ajoute à la liste précédente la relation effectuale. Ce lien a pour finalité de révéler les potentialités de A. Contrairement à la causalité ou A est nécessaire à B, A est, ou n’est pas, suffisant pour permettre B. S’il n’est pas suffisant, il peut néanmoins y contribuer. Si plus de 2 éléments sont en jeu, l’ensemble des relations constitue une arborescence du suffisant. L’intérêt de cette relation est de révéler des possibilités avérées et celles qui ne sont encore que potentielles.

L’arbre du suffisant se distingue de l’arbre du nécessaire. Une façon de les distinguer consisterait à faire l’analogie avec un arbre généalogique des ascendants d’une personne (arbre binaire causal car un individu a deux parents biologiques nécessaires) par opposition à sa descendance (associé au conjoint, l’arbre hiérarchique du suffisant a potentiellement plusieurs branches dont chacune est avérée par la naissance d’un enfant). Les deux représentations sont différentes car elles n’ont pas la même finalité. Si le nécessaire est souvent représenté en généalogie par un lien vers le haut, le suffisant est représenté par un lien vers le bas. Cela n’a pas d’importance car il s’agit d’une simple convention de représentation.

Une nature d’interaction souvent oubliée : la liaison effectuale

Montrons maintenant les perspectives qu’offre cette relation effectuale. Vous êtes-vous demandé ce qu’il était possible de faire avec les 11 premiers éléments de l’inventaire de Prévert : une pierre, deux maisons, trois ruines, quatre fossoyeurs, un jardin, des fleurs, un raton laveur, une douzaine d’huîtres, un citron, un pain, un rayon de soleil ? Saviez-vous qu’avec ces éléments, il est possible de pique-niquer (seul), de loger deux familles et d’offrir des prestations de fossoyeurs ? En voici la démonstration. La pierre permet de s’asseoir dans le jardin par beau temps (le rayon de soleil) en se nourrissant de pain et d’une douzaine d’huîtres agrémentée de citron. C’est suffisant pour un pique-nique. Deux maisons permettent de loger deux familles. 4 fossoyeurs permettent d’offrir des prestations de service à des entreprises de pompes funèbres. Là encore, c’est suffisant. 3 ruines dans le jardin avec un raton laveur peuvent faire une attraction mais sans doute pas un parc d’attraction. C’est insuffisant. L’arborescence ainsi constituée révèle des possibilités qui n’étaient pas spontanément visibles.

Savoir décoder les interactions pour mieux affronter les environnements complexes

Lors d’un travail de recherche inductif, nous avons collecté des lettres écrites par un groupe de personnes à qui il a été demandé de décrire positivement une même personne. Ces lettres ont été recueillies puis les unités de sens décrivant les qualités de cette personne ont été notées. Le tout a permis de constituer une base de données pour les qualités. Celles-ci ont été ensuite reliées par la relation effectuale afin de révéler le plus haut niveau de potentialités d’un individu. C’est ce processus, associé à la rigueur sémantique, que propose la méthode ISMA Talents. 2000 personnes, majoritairement des étudiants, ont pu analyser leurs talents. Nous livrons ici le résultat d’un travail empirique inductif visant à proposer une taxinomie de différentes natures de relations effectuales identifiées à l’occasion d’un travail d’association fait par des groupes constitués de 3 à 4 personnes. Pour juger de la pertinence d’une association entre deux talents, il a été demandé que le consensus prime. La relation effectuale retenue n’est donc pas objective mais inter-subjective. En d’autres termes, la relation entre A et B n’est retenue que si toutes les personnes s’accordent sur la relation effectuale entre les deux entre les deux éléments. Le résultat de cette recherche est décrit dans le tableau suivant.

Cinq sous-types d’interactions de nature effectuale

La connaissance de ce type de relations a pour objectif d’obtenir une compréhension augmentée du complexe en décodant les interactions permettant de révéler des potentialités.

Dans un contexte d’enseignement supérieur, nous pensons que comprendre ces mécanismes et révéler des potentiels permet à nos étudiants de mieux affronter des environnements complexes. Nous avons donc imaginé un cours intitulé Défi décodage du complexe pour plus de 400 étudiants de L3. Tandis que certains d’entre eux travaillent en équipe pour faire émerger leur surcapacité, d’autres décodent l’identité positive cachée d’une organisation, d’une marque, d’un produit ou d’un service (ISMA concepts). Nous convions d’ailleurs des entreprises partenaires pour observer le travail des étudiants et soumettre des cas pratiques.

[1] Je remercie Mathilde Gaulle, qui a aidé dans la sémantique des tableaux, et Antoinette Merlin pour leurs commentaires.

Dominique VianProfessor of Innovation and Entrepreneurship, Strategy Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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