Comment changer les idées reçues sur la comptabilité : exercer son jugement au-delà des règles

Comment changer les idées reçues sur la comptabilité : exercer son jugement au-delà des règles

Depuis le milieu des années 2000, les rapports financiers des entreprises dans de nombreux pays du monde sont soumis aux normes IFRS (international Financial Reporting Standards). Dans le cas d’une école telle que SKEMA, cela signifie enseigner des normes internationales à un public venu du monde entier. Les entretiens que j’ai pu mener avec des professionnels du métier et des chercheurs reconnus révèlent en réalité une grande diversité des pratiques derrière l’apparente homogénéité des règles, et la nécessité de faire appel au jugement.

Des apparences trompeuses

La comptabilité est souvent vue comme une discipline rébarbative faite essentiellement de règles – même par ceux qui l’étudient ! Une enquête menée auprès d’étudiants irlandais révèle que ceux-ci la considèrent comme « immuable, précise et centrée sur la conformité. » Mon expérience personnelle confirme que les étudiants s’attendent souvent à apprendre par cœur des règles claires lorsqu’ils arrivent en cours. Cela revient en réalité à confondre la gestion comptable (« accounting ») avec la tenue de comptes (« bookkeeping »), une confusion d’autant plus facile dans un contexte francophone qu’il n’y existe qu’un seul mot pour deux concepts bien distincts dans la langue anglaise : la comptabilité.

La réalité du terrain est quelque peu différente. Tout d’abord, ce n’est pas parce que les règles sont homogènes que leur application l’est aussi. Comme le démontrent Ray Ball, S.P. Kothari et Ashok Robin, les rapports financiers sont très liés au le contexte institutionnel dans lequel les entreprises opèrent, au-delà des normes comptables qu’elles appliquent. Concrètement, les auteurs constatent que la distinction entre les pays régis par la « common law » et ceux de tradition civiliste, qui a été développée par Florencio Lopez-de-Silanes (professeur à SKEMA), est un indicateur important pour évaluer le degré de prudence des rapports financiers et à quel moment les entreprises intègrent les pertes financières dans leurs bilans financiers.

Au-delà de ces éléments institutionnels, il existe également au moins deux autres facteurs qui créent des différences d’un pays à l’autre en matière de comptabilité : la culture et la langue. Geert Hofstede est connu pour avoir développé un ensemble de dimensions permettant de qualifier une culture (individualisme ou communautarisme ; distance hiérarchique ; contrôle de l’incertitude ; masculinité ou féminité) et il s’avère que ces dimensions influent également sur les résultats comptables. Les normes IFRS ont par ailleurs été créées par une institution basée à Londres, l’IASB (International Accounting Standards Board). La traduction de ces normes dans d’autres langues crée des problèmes spécifiques. Par exemple, le terme anglais « remote » est utilisé dans deux normes, IAS 31 et 37 pour établir un seuil d’obligation de déclaration : les résultats possibles qui sont « lointains » n’ont pas besoin d’être divulgués aux actionnaires. Dans la traduction allemande de ces deux normes, le terme apparaît traduit une fois en tant que « unwahrscheinlich » (improbable) et une autre en tant que « äußerst gering » (extrêmement lointain). L’interprétation quantitative des deux termes en termes de probabilité statistique est donc assez différente en allemand, alors que la version anglaise des deux normes emploie le même concept.

L’IASB lui-même est très conscient de la nécessité de faire appel au jugement, au-delà de la simple application des règles. Dans son Cadre conceptuel, il admet que la comptabilité repose dans une large mesure sur des estimations, des jugements et des modèles plutôt que sur des représentations précises. Les formations de premier cycle en comptabilité, en revanche, ont souvent tendance à mettre l’accent sur le côté mécanique des règles, restant ainsi plutôt dans l’univers de la tenue de comptes, au détriment du monde bien plus riche et complexe de la comptabilité. C’est plutôt dommage, dans un monde où l’intelligence artificielle et les « prediction machines » relèguent la connaissance des règles au second plan et mettent en valeur la capacité à exercer son jugement. Et cela conditionne par ailleurs les attentes des étudiants qui souhaitent suivre un second cycle en comptabilité.  

Concevoir une nouvelle approche pédagogique

Dans mon cours sur les normes comptables IFRS pour le Msc Auditing, Management Accounting & Information Systems à SKEMA, je tente de surmonter ces écueils et d‘apprendre aux étudiants à interagir de manière critique sur des questions pointues liées aux normes comptables, en utilisant une méthodologie en trois temps. Tout d’abord, on aborde les normes comptables actuelles sur l’écart d’acquisition. Ensuite, on teste leur mise en œuvre à l’aide d’une étude de cas. Et pour terminer, les étudiants doivent réaliser des recherches sur un projet en cours de l’IASB visant à réviser ces normes. Cette troisième étape permet de comprendre deux points essentiels :

  1. Rien n’est gravé dans le marbre : les règles comptables sont émises par l’IASB et peuvent être révisées à tout moment par la même institution. Les débits doivent être égaux aux crédits et les actifs doivent correspondre à la somme des dettes et des capitaux propres, mais tout le reste n’est que convention et peut être modifié facilement.
  2. La réglementation comptable, comme toute réglementation, est un processus politique, et à ce titre est soumise au lobbying et à la défense d’intérêts privés. La nature technique de la comptabilité crée par ailleurs une situation dans laquelle ceux qui sont les plus compétents pour contribuer à l’élaboration des normes sont également ceux qui seront les plus économiquement touchés par celles-ci ! Pour Karthik Ramanna, c’est comme si Shaquille O’Neal décidait des règles du basket – une situation qui serait assez peu appréciée par les fans, et raison pour laquelle Ramanna parle de ventre mou du capitalisme.

La situation actuelle rend les voyages difficiles, mais invite dans le même temps à faire venir le monde entier dans les salles de cours. J’ai profité de cette opportunité pour enregistrer des entretiens avec différents intervenants : un associé d’un cabinet Big Four, le directeur comptable d’un grand groupe industriel, l’auteur d’un ouvrage mondialement reconnu sur l’IASB et un certain nombre d’autres acteurs du monde de la comptabilité internationale. Les étudiants peuvent ainsi découvrir les enjeux politiques et économiques de l’information financière et de sa règlementation non seulement via leur professeur mais aussi grâce à des professionnels de haut niveau et des chercheurs renommés. Cette triple perspective leur permet d’aborder concrètement des notions qui seraient restées très abstraites par ailleurs. Pouvoir regarder des vidéos dans lesquelles ces personnes discutent de l’importance et de la difficulté d’exercer leur jugement dans un contexte comptable et des intérêts de différents groupes constitutifs auxquels doivent réfléchir les instances de normalisation internationales rend l’enseignement plus vivant.

Dans le même temps, il existe des règles à connaître, et plusieurs petites capsules vidéo synthétisent les points clés permettent aux étudiants d’acquérir les bases théoriques nécessaires pour réagir aux thèmes abordés par les intervenants. Pour paraphraser ce que l’un de ces intervenants m’a dit en entretien, les règles comptables sont comme une recette : elles sont certes importantes, mais pour que le repas soit réussi il faut aussi de bons ingrédients (les données collectées par les systèmes d’information de l’entreprise), et surtout, un bon cuisinier !

Roland KönigsgruberRoland Königsgruber, Professor of Finance and Accounting, FAIRR Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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