Dr Raphaël Zaffran : « La capacité à se concentrer est l’une des super-compétences du XXI° siècle »

Dr Raphaël Zaffran : « La capacité à se concentrer est l’une des super-compétences du XXI° siècle »

Arriverez-vous à lire cette interview sans jeter un œil à votre smartphone ? Lors d’une conférence consacrée à l’innovation pédagogique, le Dr Raphaël Zaffran a donné un atelier autour de l’utilisation du podcast en tant qu’outil d’apprentissage expérientiel. A cette occasion, le Dr Zaffran a soulevé un problème qui nous concerne tous : la baisse globale de l’attention et de la capacité à se concentrer. Le développement des réseaux sociaux et des nouvelles technologies nous a plongés dans un monde de distraction permanente. Le Directeur adjoint du Centre pour la formation continue et à distance (CFCD) de l’Université de Genève propose ses solutions pour le quotidien et le monde de l’éducation, à l’ère de l’intelligence artificielle.

Vous avez récemment publié un article avançant l’idée que « la capacité à se concentrer en profondeur constitue une des compétences clés du XXIème siècle ». Comment expliquez-vous que la concentration soit devenue une vertu rare dans nos sociétés ?

Le monde dans lequel nous vivons est marqué par une augmentation des distractions, via les outils numériques principalement. Ils nous sont très utiles au quotidien, mais l’apparition de cette hyper-connectivité et de ce besoin d’instantanéité a largement contribué à la baisse de l’attention. Notre cerveau n’est généralement pas capable de faire plusieurs choses en même temps. Le multitasking est un mythe ! Ce qu’on pense être du multitasking est en fait du « task-switching » : on passe rapidement d’une tâche à une autre.

Est-ce vraiment le cas de toutes les tâches ?

Vous pouvez certes tout à fait marcher et mâcher un chewing-gum en même temps. Ça, c’est du multitasking : votre capacité à marcher ou à mâcher un chewing-gum n’est pas affectée par l’autre activité. Mais essayez d’écrire un message sur votre smartphone et de maintenir une conversation avec votre voisin. Concrètement, ce n’est pas impossible, mais chacune des tâches est affectée par le fait que vous soyez à moitié en train de faire l’autre tâche. Nous avons tous et toutes été dans cette situation : alors que nous sommes en train d’avoir une conversation avec un ami, notre téléphone sonne et notre conversation en pâtit.

Le problème, c’est que nous sommes dans un monde qui encourage le multitasking. Les personnes qui le pratiquent sont généralement perçues (et se perçoivent) comme des personnes très productives. De nombreuses études ont examiné les conséquences de cette pratique et en réalité, le fait de passer constamment d’une tâche à l’autre pèse lourdement sur notre énergie mentale. Certaines études ont par ailleurs montré que le coût du changement de tâche est généralement inévitable : les individus mettent presque toujours plus de temps à accomplir une tâche et commettent davantage d’erreurs lorsqu’ils passent d’une tâche à l’autre que lorsqu’ils ne s’occupent que d’une seule tâche.

C’est vrai qu’aujourd’hui, on n’arrive même plus à regarder un film sans être sur son téléphone en même temps…

En effet ! C’est plus rare au cinéma parce qu’il y règne une dimension de contrôle social : nous sommes dans une salle noire dans laquelle nous savons que la lumière du téléphone va déranger. Mais sur son canapé c’est différent… La qualité du visionnage d’un film change pourtant du tout au tout si l’on fait des pauses sans arrêt ou si l’on regarde son téléphone par intermittence. Le sentiment de plaisir après avoir regardé un film en étant bien concentré est complètement différent. Mais sans ce type de contrôle social, on a tous et toutes tendance à maintenir une relation assez fusionnelle avec notre smartphone et à réagir à la moindre notification.

Vous liez l’état de concentration à la notion de plaisir ?

Oui, je vous renvoie à toute la littérature sur les « flow states » du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi. Il défend l’idée que la capacité à se concentrer mène à une productivité accrue, à un meilleur apprentissage, à une meilleure acquisition des compétences et à une meilleure capacité à résoudre des problèmes. Mais il démontre surtout qu’un sentiment de bonheur apparaît quand on entre dans un état de « flow », c’est-à-dire de concentration optimale, un état que l’on atteint quand on est complètement plongé dans une activité. En n’arrivant plus à se concentrer, on se prive de moments de bonheur.

« Quand avez-vous, pour la dernière fois, oublié ou laissé de côté votre smartphone pendant deux heures au moins ? »

Dr RAPHAËL ZAFFRAN

Vous parliez du cinéma comme d’un endroit relativement préservé, n’est-ce pas également le cas des salles de cours ?

Malheureusement non. Beaucoup d’enseignants et d’enseignantes souffrent de la difficulté à maintenir l’attention de leurs étudiant-es, que ce soit en formation de base ou en formation continue. Et ceux et celles qui enseignaient déjà avant l’apparition des smartphones et des réseaux sociaux ont vraiment noté la différence. Il y a forcément un décalage entre un enseignement dit « classique » et les contenus hyper-visuels et stimulants auxquels les étudiants et étudiantes ont accès sur les réseaux sociaux, par exemple. Même un ou une professeur-e particulièrement charismatique fait difficilement le poids contre ces réseaux en termes de stimulation.

Un enseignement classique demande de rester concentré pour assimiler le contenu du cours. Ce n’est donc pas étonnant qu’étudiant-es et enseignant-es soient frustré-es : d’un côté, les cours ne paraissent pas assez attrayants, et de l’autre les étudiant-es ont de plus en plus de mal à rester concentré-es. Les activités d’apprentissage expérientiel de type jeux de rôle ou simulations que l’on utilise beaucoup en formation continue avec des apprenant-es professionnel-les peuvent être très intéressants pour maintenir l’attention et favoriser l’acquisition des compétences visées.

Comment agir contre cette fragmentation générale de l’attention et de la concentration ?

Il faut d’abord en parler. Des recherches et des livres sont publiés sur le sujet, mais ils sont peu connus car les les résultats de ces recherches sont trop peu disséminés au sein de la population générale.  Il y a un important travail de médiation scientifique et de sensibilisation qui doit être fait autour de ces thématiques avec le grand public, car la prise de conscience est le point de départ. Une recherche fascinante, conduite par le King’s College London en 2022, comprenait notamment la question : « A votre avis, combien de fois par jour regardez-vous votre téléphone ? » La moyenne des réponses était de 25 fois par jour, alors qu’en réalité, c’était entre 50 et 80 fois par jour. Ce travail de réalisation est important. Malgré tout, les personnes étudiées dans ces enquêtes sont conscientes que leur capacité à se concentrer a diminué. Pour l’expliquer, elles citent souvent les notifications, les demandes permanentes de notre attention par de nombreux acteurs.

“Ce n’est pas simplement une question de volonté, de discipline ou d’envie. C’est un réel problème de société.”

DR RAPHAËL ZAFFRAN

Comment vous y prenez-vous pour faire réaliser aux gens et aux étudiante et étudiantes qu’ils et elles en sont « victimes » ?

Je demande souvent : « Quand avez-vous, pour la dernière fois, oublié ou laissé de côté votre smartphone pendant deux heures au moins ? » Certain-es vous répondront « quand je fais du sport ou de la musique ». C’est-à-dire quand ils/elles n’ont pas le choix, ou plutôt lorsque l’activité en question est absolument incompatible avec le fait de garder son smartphone dans la main. Mais pourquoi ne pas prendre l’habitude de sortir, de temps en temps, sans son téléphone ? On va me répondre qu’il peut servir, en cas d’urgence. Mais en réalité, ce type de cas de figure est très rare. Le compromis peut être de prendre son téléphone mais le laisser éteint dans son sac. Mais cela demandera une discipline importante pour résister à la tentation de l’allumer pour « juste vérifier un truc ». Allez marcher, sortez sans votre téléphone. C’est en recréant ces brefs moments déconnectés que l’on réalise à quel point on peut gagner en sérénité.

Par ailleurs, aujourd’hui, avez-vous remarqué que l’on ne s’ennuie presque plus ? Avant l’apparition des smartphones, nous avions de nombreux moments d’ennui : on attendait le bus ou notre tour chez le médecin, on regardait les gens autour de nous. Ces « moments entre les moments » permettaient au cerveau de faire du ménage, de se reposer et de rêver… Ces moments ont quasiment disparu. La moindre seconde ou minute de temps perdu ou d’ennui est comblée par le smartphone. Et quand notre cerveau peut-il enfin souffler ? Lorsque l’on décide d’aller se coucher, à 23h ou minuit… Il ne faut pas s’étonner que l’on ait, en moyenne, perdu une heure de sommeil en 20 ans, ou que le nombre de personnes qui ont des troubles du sommeil ait augmenté considérablement.

S’agit-il simplement d’une question de volonté ?

Non, c’est un problème systémique qui demande des réponses systémiques. Ce n’est pas simplement une question de volonté, de discipline ou d’envie. C’est un réel problème de société. Nous sommes confronté-es à une surcharge permanente de stimuli, d’informations, de demandes. C’est particulièrement compliqué pour la génération actuelle d’étudiants et étudiantes, disons les 16-25 ans, car pour cette génération il semble y avoir également une dimension plus importante de statut social et de pression des pairs associée à la connexion permanente. On peut les critiquer et leur dire « arrête de regarder ton téléphone, lâche ton téléphone, concentre-toi… », or toute une vie, toute une société existe en parallèle de la société « in real life » : si on n’est pas connecté en permanence à son téléphone, les coûts sociaux peuvent être importants.

Même avec de la volonté, il est par conséquent très difficile de mettre en œuvre des moyens pour préserver son attention. Plus on s’inscrit dans ce système d’hyper-connectivité, d’instantanéité, de réponse à chaque stimulus, moins on a d’occasions de pratiquer notre capacité à nous concentrer en profondeur et plus celle-ci a tendance à s’amoindrir. On peut tout à fait avoir une journée ou même une semaine pendant lesquelles on a du mal à se concentrer, cela a toujours existé, même avant les technologies numériques. Mais lorsque ceci constitue notre position par défaut chaque minute de chaque jour de l’année pendant des années, le simple fait de se concentrer en profondeur sur une tâche devient une véritable performance.


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A qui profite la baisse générale de la concentration ?

A personne. Je travaille actuellement sur une série d’articles analysant les effets de la fragmentation de notre attention et notre difficulté accrue à nous concentrer sur le contrat pédagogique et sur notre contrat social plus largement, car je considère que c’est un réel enjeu de société dont on parle trop peu. Par ailleurs, l’excellent ouvrage de Johann Hari : Stolen Focus : Why you can’t pay attention-and how to think deeply again analyse en profondeur le modèle d’affaires des réseaux sociaux et des applications, qui ont réellement monétisé notre attention, d’où l’idée que nous vivons dans une « économie de l’attention ».

Le succès financier de ces entreprises dépend du temps que l’on passe connecté à leurs applications. Elles se battent pour gagner notre attention et leurs algorithmes sont conçus pour nous maintenir connecté. D’un point de vue commercial, la fragmentation de l’attention profite donc à ces plateformes. Une phrase du livre de Johann Hari m’a beaucoup marqué, elle disait en substance : « Vous pouvez être la personne la plus disciplinée au monde, vous êtes toujours seul-e face à mille ingénieurs derrière ces applications, dont la mission est de monétiser votre attention ». Nous sommes tous et toutes victimes de ce processus.

“La capacité à se concentrer sur une tâche est commune à la plupart des activités qui amènent de la valeur, qu’elle soit économique et sociale, mais également artistique et tout simplement humaine.”

DR RAPHAËL ZAFFRAN

Si le manque de concentration vient, en partie, de la multiplication des outils technologiques, le remède à ce manque de concentration peut-il être technologique, notamment dans l’éducation ?

Tout dépend comment la technologie est utilisée. Je ne suis évidemment pas anti-technologie. Quand la technologie est utilisée dans le cadre d’une scénarisation pédagogique, elle peut être un soutien important. Elle nous a beaucoup aidé-es pendant la pandémie de Covid et le confinement. Si le Covid était apparu il y a 20 ans, il aurait été beaucoup plus difficile de maintenir la continuité de l’enseignement, aussi imparfaite qu’elle a pu être.

Il est intéressant de noter que de nombreuses applications sont aussi apparues pour… aider à la concentration. Certaines d’entre elles vous permettent par exemple de bloquer pour un temps donné toutes les applications autres que celle sur laquelle vous être en train de travailler, limitant ainsi les distractions. Par ailleurs, la plupart des smartphones vous donnent à présent des données sur votre temps d’écran et comment celui-ci est repartit entre vos différentes applications.  La réponse peut donc être en partie technologique, oui. Mais selon moi, elle est surtout du côté de la sensibilisation, et éventuellement de la formation.

Comment regagner rapidement l’attention d’une classe qui a décroché ?

Tout le monde se lève, et on bouge ou on effectue un exercice de yoga ou des étirements ! Changer de rythme et se réapproprier l’espace, cela change tout. J’ai également expérimenté plusieurs fois des « walk and talk », des discussions en petits groupes en marchant et cela peut très bien fonctionner, selon les objectifs pédagogiques.

Mais encore plus simplement, après 20 minutes de présentation sur un PowerPoint par exemple, passez à un moment de discussion, sondez les étudiant-es sur ce qu’ils et elles ont retenu, montrez un court extrait d’une vidéo illustrant votre propos, organisez des discussions en petits groupes, variez les activités et les supports pédagogiques.

Fondamentalement, pourquoi est-ce si important de se concentrer ?

Quand on y réfléchit, la capacité à se concentrer sur une tâche est commune à la plupart des activités qui amènent de la valeur, qu’elle soit économique et sociale, mais également artistique et tout simplement humaine. On peut penser aussi aux enjeux politiques et sociétaux : si l’on considère que notre rôle principal et notre responsabilité en tant que citoyen-e est de voter et d’élire nos représentant-es, et que nous ne sommes pas en mesure de nous concentrer suffisamment sur l’étude de leurs propositions, nous devenons alors davantage vulnérables à la manipulation et aux fausses informations.

Dans une perspective purement professionnelle, les recruteurs finiront aussi par tester notre capacité à nous concentrer. Il y aura les candidat-es qui arriveront à se concentrer et les autres. Quelles opportunités les autres auront-ils/elles ? On peut de ce fait considérer la capacité à se concentrer comme une des super-compétences du XXIe siècle.


Découvrez le podcast Lifelonglearning@UNIGE de Raphaël Zaffran

Jennifer LucasProfesseur d'Anglais à SKEMA Business School.

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Raphaël ZaffranDirecteur adjoint du Centre pour la formation continue et à distance (CFCD) de l'Université de Genève

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