Où en est la féminisation des effectifs et de l’encadrement des grandes entreprises françaises ? C’est la question que pose chaque année l’Observatoire SKEMA de la féminisation des entreprises créé par Michel Ferrary, professeur de management à l’Université de Genève et Professeur-affilié à SKEMA Business School. Pour discuter ses conclusions, nous l’avons mis face à Stéphanie Chassério, professeure associée et chercheuse à SKEMA, spécialiste des femmes leaders et des entrepreneures.
L’Observatoire SKEMA de la féminisation des entreprises a fêté cette année ses 15 ans : quelles sont les évolutions majeures et les points de stagnation que vous avez identifiés depuis son lancement ?
Michel Ferrary : Je remarque au moins deux grandes évolutions. Tout d’abord, l’impact de la loi. Aujourd’hui, grâce à la loi Copé-Zimmermann (ndlr : adoptée en janvier 2011 par le Parlement français), il y a 40% de femmes aux conseils d’administration des entreprises du CAC 40. Au sein du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, j’ai aussi participé à préparer la loi Rixain (ndlr : promulguée en décembre 2021), qui établit un quota de féminisation dans les comités exécutifs des grandes entreprises.
L’autre évolution, moins positive, que j’ai observée, c’est la bipolarisation sexuelle des entreprises : les entreprises féminines sont de plus en plus féminines. La population « middle management » et les effectifs des entreprises du luxe, par exemple, est de plus en plus féminine. Cela s’explique principalement pour deux raisons : les étudiantes sont généralement plus attirées par ce type d’entreprises que les étudiants ; et ce sont des entreprises qui recrutent essentiellement dans les écoles de management, où la parité est plus ou moins une réalité. Dans le même temps, les entreprises très industrielles recrutent plutôt dans les écoles d’ingénieurs, où l’on retrouve beaucoup moins de femmes. D’ailleurs, le peu de femmes qu’il y a dans les écoles d’ingénieurs ont moins d’attrait pour l’industrie. L’employeur préféré des filles diplômées des écoles d’ingénieurs, c’est L’Oréal, qui n’est que le 35ème choix des garçons. Les garçons qui sortent d’écoles d’ingénieurs veulent, eux, aller chez Airbus. Cette bipolarisation sexuelle des entreprises ne va pas se régler par la loi. On ne pourra pas obliger les petites filles à aller faire des écoles d’ingénieurs.
Est-ce aux entreprises de résoudre ce problème ?
Michel Ferrary : C’est un véritable enjeu sociétal, auquel les entreprises ne peuvent pas grand-chose. C’est là que la sociologie est utile. Grâce à elle, on se rend compte que les parents n’éduquent pas les garçons et les filles de la même façon. Quand un petit garçon n’est pas bon en maths, les parents s’inquiètent ; quand c’est la petite fille, c’est moins le cas. Il y a une construction sociale des sexes.
Stéphanie Chassério : Ce n’est pourtant pas une fatalité ! On rencontre le même phénomène dans des pays asiatiques comme l’Indonésie ou les Philippines, où il y a plus de filles que de garçons en informatique. Là-bas, les représentations sociales liées aux métiers ne sont pas les mêmes qu’en France. J’ai le souvenir d’une étudiante en L3 qui est venue me voir, il y a seulement deux ans, pour me dire : « j’aimerais bien faire de la Finance mais mes parents m’assurent que ce ne sont pas des métiers faciles à concilier avec une vie de famille ». Les entreprises ont un rôle à jouer : chez Renault, organisation très masculine, tout un ensemble de dispositifs a été mis en place pour faire monter en grade les femmes, ils ont développé une politique volontariste.
A l’inverse, certains groupes du CAC 40 mettent-ils en place des stratégies pour éviter de nommer des femmes aux positions dirigeantes ?
Michel Ferrary : Non, je ne l’ai jamais observé. L’idée du complot masculin est fausse. Il y a sûrement eu des biais inconscients pendant très longtemps, en faveur des hommes blancs majoritairement. Mais la loi a joué. Ce que j’observe en revanche, depuis que la loi Rixain a été promulguée, c’est que les entreprises trichent un peu : pour augmenter le pourcentage de femmes au Comex, elles ont ajouté des chaises autour de la table. Elles n’ont pas remplacé des hommes par des femmes mais ont nommé plus de membres.
Dans les Conseils d’administration cependant, le nombre de postes n’a pas bougé : des hommes ont donc été remplacés par des femmes. D’ailleurs, le nombre de polytechniciens y a été divisé par plus de deux.
Cet ajout de chaises autour de la table des Comex répond-il, en un sens, à ceux qui auraient pu s’opposer à la logique des quotas ?
Michel Ferrary : Personne ne s’oppose à ces lois. Si ce n’est… des femmes. Et encore, elles commencent à changer d’avis. Beaucoup de femmes étaient contre les quotas, voulaient réussir grâce à leurs seules compétences. Mais elles reviennent souvent sur ces réticences.
Stéphanie Chassério : Celles qui s’y opposent sont souvent celles qui ont réussi. Et comme elles ont réussi, elles ne voient pas l’intérêt de mettre des quotas. Mais, à terme, elles se rendent compte que les quotas font quand même bouger les choses. Les Américains n’en ont pas, et j’entends se plaindre certains membres de grandes entreprises américaines que ça ne bouge plus chez eux. En France, on est passé de « pas très bons » à presque champions du monde ou d’Europe du pourcentage de femmes dans les Conseils d’administration.
Michel Ferrary : Au Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, on a vérifié : il y a une différence très marquée entre les pays qui instaurent des quotas et ceux qui n’en ont pas.
Stéphanie Chassério : Tout le monde est obligé de reconnaître que la loi a obligé à chercher, à identifier des viviers de femmes. Elle a mis en lumière des personnes qu’on n’avait pas cherchées jusque-là.
Michel Ferrary : Et les entreprises du CAC 40 n’ont pas fait faillite maintenant qu’il y a 40% de femmes dans leur Conseil d’administration. (rires) C’est bête à dire mais certains ont pu penser que ça nuirait à leur performance. C’est même le contraire : depuis 2010, les entreprises ne se sont jamais aussi bien portées en France. Les dividendes versés par les entreprises du CAC 40 explosent tous les records ! La parité dans les Conseils d’administration n’a pas nui à la performance.
A peine promulguée, la loi Rixain a déjà des effets : vous montrez que les entreprises anticipent 2027. Qu’est-ce que révèle le fait qu’il a fallu une loi pour intégrer davantage de femmes aux Comex ?
Michel Ferrary : Ça révèle que le régulateur a un rôle. Pour changer les mentalités, il peut forcer la main du citoyen pour qu’il se rende compte, a posteriori, que c’était faisable. Spontanément, les entreprises, notamment les grandes, sont frileuses par rapport au changement.
Beaucoup de travaux de recherche s’intéressent au comportement des jeunes chefs d’entreprise, des nouveaux patrons nommés. Ces derniers ont tendance à s’entourer de gens qui vont les rassurer ou leur donner une légitimité à l’extérieur. Ils vont, par exemple, recruter plus de polytechniciens ou d’énarques. Si jamais les résultats n’étaient pas au rendez-vous, ils pourraient alors se défendre en prétendant qu’ils s’étaient entourés de la crème de la crème. Les plus anciens dirigeants tendent au contraire à s’entourer d’autodidactes au sein des comités de direction. C’est un peu le même phénomène avec les femmes. Si vous vous plantez avec des femmes, on risque de vous dire : « c’est de votre faute ». Ce biais inconscient peut exister chez certains dirigeants.
Le fait que la loi les pousse à agir est une bonne chose. Surtout quand ils s’aperçoivent ensuite qu’être entouré de femmes ne nuit pas à la performance (bien au contraire). C’est pour cette raison que dans le cadre de l’Observatoire, j’adopte toujours l’angle de la performance. La justice sociale peut être un facteur de performance. Parvenir à le montrer, c’est changer l’état d’esprit des gens.
Stéphanie Chassério : Il y a aussi un discours ambiant autour des femmes qui tend à dire : « soyez patientes, ça va arriver naturellement… » Mais l’égalité n’est pas un phénomène naturel, c’est un choix de société. On est rarement tenté d’aller spontanément vers des gens différents. Beaucoup de sociétés dans le monde ont d’ailleurs fait le choix de ne pas être égalitaires. Je ne suis pas certaine que les sociétés dans lesquelles les femmes ont les mêmes droits que les hommes soient majoritaires. Notre société a fait un choix : elle a décidé que les femmes et les hommes devaient avoir les mêmes droits. Mais le contraire aurait très bien pu se passer. C’est le mythe du progrès social, l’idée qu’on va forcément se diriger vers une société égalitaire… Mais pas du tout ! Parlez-en aux Iraniennes ou aux Afghanes… L’égalité, c’est un choix politique.
Avez-vous remarqué, dans vos travaux, une sorte de concurrence des diversités ? Si oui, peut-elle nuire à l’égalité femmes-hommes ou va-t-elle au contraire de pair avec elle ?
Michel Ferrary : C’est difficile à dire, en France il n’y a pas de statistiques ethniques contrairement aux Etats-Unis. Là-bas, il y a une espèce de convergence mais je n’y vois pas une concurrence.
Stéphanie Chassério : J’ai parfois observé que la question des femmes était un peu noyée dans celle de la diversité au sens large. Certaines entreprises, par exemple, assuraient agir en faveur de la diversité en général, mais en creusant, on s’apercevait qu’elle ne faisait rien contre l’iniquité salariale.
Michel Ferrary : J’ai lu un article américain de Claudia Goldin qui disait que le problème des femmes n’était pas leur sexe mais le fait qu’elles aient des enfants. Cette étude montrait que parmi les diplômés de l’enseignement supérieur des métropoles américaines, les femmes célibataires gagnaient plus que les hommes célibataires. Ce qui leur nuisait, en termes de rémunération, c’était le fait d’avoir des enfants. Leur carrière s’en trouvait ralentie.
Stéphanie Chassério : En France, chez les employés les moins gradés, l’égalité salariale, est à peu près respectée. Mais plus on monte en grade et plus l’écart se creuse. Une étude de la Conférence des Grandes Ecoles (CGE) montre même qu’il y a déjà un écart salarial de 4 000 euros entre les garçons et les filles dès la sortie de l’école ! Alors qu’ils n’ont souvent pas encore d’enfants. Il y a certes des biais en fonction des disciplines, mais la construction de l’écart salarial se fait parfois dès le départ, dès la sortie de l’école.
Michel Ferrary : Certains milieux sont moins rémunérateurs que d’autres. Prenons les choses en sens inverse : au sein de l’Observatoire, on montre que plus l’entreprise est féminine, plus elle est rentable. On nous répond parfois : c’est normal, les femmes sont moins payées que les hommes ! D’accord, mais si les femmes sont moins payées que les hommes, la rémunération moyenne d’une entreprise devrait être plus faible quand la féminisation d’une entreprise est très élevée. Or, la rémunération moyenne est très élevée chez LVMH et très faible chez Renault. En gros, il vaut mieux être une femme ouvrière chez LVMH qu’un homme ouvrier chez Renault.
Vous parlez d’un « irréductible plafond de verre », du fait que peu de femmes sont présidentes de Conseil d’administration ou directrices générales. Qu’est-ce qui rend ce plafond impossible à briser aujourd’hui ? Quelle part vient de la société, quelle part vient des sociétés ?
Michel Ferrary : Rien ne résiste à la loi. Mais la loi ne peut pas tout. Elle ne peut pas imposer à une entreprise de nommer une femme à la présidence du Conseil d’administration. Ce sont là nos prochains enjeux de société. On peut espérer que le fait que des femmes soient présentes dans les Conseils d’administration crée un vivier pour que l’une d’entre elles devienne présidente, que le fait qu’il y ait plus de femmes dans les comex crée un vivier pour nommer une directrice générale… Mais c’est un vœu pieux.
Ceux qui peuvent avoir une influence, ce sont les actionnaires. De plus en plus d’actionnaires font de l’investissement socialement responsable. Si vous commencez à dire aux investisseurs que la diversité a un impact positif sur la performance… J’ai récemment co-écrit un article dans lequel nous avons étudié les 36 plus grandes banques européennes. Plus elles ont de femmes au Conseil d’administration, moins les banques prennent de risques et plus le cours de bourse augmente. Et toutes les banques qui ont mal vécu la crise de 2008 avaient peu de femmes au Conseil d’administration.
Le cours de bourse des banques qui ont moins de 33% de femmes au Conseil d’administration a baissé de 4% depuis 2010. A l’inverse, les six banques aux Conseils d’administration les plus féminisés (entre 43 et 50% de femmes) ont vu leur cours de bourse augmenter de plus de 215% depuis 2010 ! Si vous présentez ces résultats à un investisseur, il vous écoute ! Des fonds d’investissements se montent sur ce critère désormais : comme il y a des fonds environnement, il y a des fonds « gender ». Ils peuvent être un levier de changement.
Tous les changements ne viennent donc pas d’en haut, ils peuvent aussi venir d’en bas…
Michel Ferrary : Oui, c’est la théorie des parties prenantes. En tant que consommateurs, on peut sanctionner des entreprises. Regardez Abercrombie, il y a 10 ans, les jeunes faisaient la queue pour acheter leurs vêtements. Aujourd’hui, ils ont chuté pour des problèmes de discrimination.
Abercrombie aurait-il pu tomber il y a 15 ans ?
Michel Ferrary : Peut-être moins facilement. C’est devenu un sujet de société plus prégnant aujourd’hui. Socialement, les acteurs y sont plus sensibles. Les journaux, les investisseurs, les pouvoirs publics, les clients y sont plus sensibles. Aujourd’hui, quand des entreprises répondent à des appels d’offres, elles scrutent les critères de responsabilité sociale. La loi Copé-Zimmermann n’est pas tombée du ciel. Il y a eu une évolution sociétale. La loi est toujours la traduction d’une évolution sociétale. C’est la tendance sociale qui vient se cristalliser dans la loi. Mais elle est aussi un accélérateur du changement.
Ce n’est donc pas la loi qui apporte le changement, mais elle qui l’accélère…
Michel Ferrary : Exactement. La loi vient s’inscrire dans une tendance sociale et l’accélérer.
Stéphanie Chassério : Dans le même temps, il y a quand même une expression très forte des conservatismes. Dans certains pays, un retour des questionnements autour retour de modèles plus traditionnels, sexués, des attaques sur les droits des femmes sont à l’œuvre. L’égalité progresse sur certains sujets, mais il y a aussi des retours en arrière.
L’Observatoire vous permet de faire de la recherche à impact.
Michel Ferrary : Exactement, c’est le terme, de la recherche à impact. Nous donnons aux acteurs économiques des éléments pour agir. On pose toujours la question du rôle des chercheurs dans le débat social. Avec l’Observatoire, je pense vraiment avoir contribué au débat. A la fois parce que les lois m’ont cité sur ce sujet, parce que j’ai été au Haut-Conseil à l’Egalité des femmes et des hommes, parce que les médias me reprennent, parce que les entreprises m’invitent. Pour un chercheur c’est vraiment satisfaisant de se dire qu’on arrive à faire bouger des choses dans les entreprises. J’ai récemment fait une présentation dans une entreprise pleine d’ingénieurs. Quand vous arrivez à les convaincre, sur la base de vos chiffres issus de vos travaux, je peux vous assurer que vous avez le sentiment d’avoir agi concrètement. Il faut que la recherche académique serve le débat social !
Consultez le rapport « Diversité & Inclusion au sein du CAC40 » 2023 de l’Observatoire SKEMA de la féminisation des entreprises