L’IA, Apocalypse ou Renaissance pour les artistes ?

L’IA, Apocalypse ou Renaissance pour les artistes ?
"Théâtre d'Opéra Spatial", est une image créée par Midjourney, à partir d'un prompt de Jason Allen.

Une toile pour l’IA, une tuile pour les artistes. L’Intelligence artificielle générative et ses appendices créatives, comme Midjourney ou Dall-E, soufflent la tempête sur le monde de l’art. Les artistes, déjà précarisés, doivent encore se réinventer, entre adaptation et rejet de cette nouvelle technologie.

« Être artiste, c’est jongler avec la précarité, danser avec l’incertitude, et trouver la richesse dans chaque instant créatif, même lorsque le monde semble ignorer notre besoin de stabilité. » L’auteur de ces mots aurait pu les poser sur un mur… Le célèbre graffeur, Banksy, est un artiste actuel mais sa parole est intemporelle. Pour marcher sur un fil, les artistes de métier n’avaient pas besoin du monde VUCA. Ce monde volatile, incertain, complexe et ambigu identifié pour la première fois en 1987 par l’US Army War College, ce monde instable dans lequel « nous sommes jetés », pour reprendre l’expression de Jim Morrison dans « Riders on the Storm ».

Ne prenons qu’un exemple : la Comédie-Française, créée sous Louis XIV en 1680, a immédiatement été soumise à un contrôle strict du pouvoir royal pendant plusieurs décennies. Sauf s’ils étaient sous la protection du roi, les comédiens n’étaient pas libres de s’exprimer. Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, par exemple, n’y fut lu que trois ans après sa publication et dû attendre trois ans de plus pour être joué en public.

La Bohème 2.0

Pour d’autres raisons, notre époque n’est pas une scène ouverte pour la plupart des artistes. En plus d’être soumis à la pression économique, ils sont souvent dévalorisés. Cette précarité a trouvé son point d’orgue avec le COVID-19. Les artistes, eux aussi, ont dû s’adapter. Baisse d’audience, arrêt brutal de leurs commandes… Beaucoup ont trouvé leur salut sur les réseaux sociaux. Privés de scène, les danseurs du Ballet de l’Opéra national de Paris ont soutenu à leur manière les aides-soignants. Dans une série de publications sur Instagram, on les voit répéter chez eux. Dans leur cuisine, dans leur salon, jusque dans leur baignoire. Une fenêtre sur leur intimité, une façon de montrer au public que leur talent ne les éloigne pas d’eux, et de démontrer, loin d’être résignés, leur adaptabilité.

Ce monde changeant n’épargne pas non plus les acteurs, que l’on imagine souvent riches à millions. A l’été 2023, la grève des comédiens et scénaristes d’Hollywood a révélé un autre Los Angeles de la création et mis en évidence l’écart des conditions entre les acteurs lambda et des stars comme Meryl Streep ou Matt Damon, qui les ont pourtant soutenus. Ils réclamaient plus de revenus, mais aussi, ou l’oublie, un meilleur encadrement de l’Intelligence artificielle (IA).

« C’est terminé, l’IA a gagné, les humains ont perdu. »

L’IA est peut-être la démonstration la plus criante que le monde VUCA n’est pas qu’un concept de marketeurs en mal de dramaturgie. Fin 2022, l’IA générative et les logiciels qui l’utilisent sont venus porter trois coups aux artistes de la planète : un choc de créativité, un choc de compétitivité et un choc existentiel. Pour une somme dérisoire et à partir de n’importe quel ordinateur, il était désormais possible de générer des visuels comparables à des œuvres d’art en un temps record, à partir de quelques consignes (des « prompts ») données à Dall-E ou Midjourney.

Ce triple choc se traduit par un cri : « Art is Dead Dude », s’est exclamé Jason Allen, concepteur de jeux vidéo en remportant, en septembre 2022, la 150ème édition du Colorado State Fair. Comme une provocation, son œuvre « Théâtre d’opéra spatial » (ndlr : en français dans le texte) a pris la première place dans la catégorie « artiste émergent », alors qu’elle a été réalisée à l’aide de MidJourney. A la colère des autres artistes, le créateur à la barbe fournie et à la longue queue de cheval a opposé son insolence : « C’est terminé, l’intelligence artificielle a gagné, les humains ont perdu. »

L’art et le contraire de l’art

Jason Allen dira plus tard qu’il est celui qui a « ouvert la boîte de Pandore », qu’il est devenu l’épicentre de la tornade qui bouleverse l’art depuis l’émergence de l’IA générative. Comment lutter face à un outil assez puissant pour reproduire votre travail et réaliser en quelques heures ce que vous ne pourriez accomplir qu’en plusieurs semaines, mois, années ? Sauf que l’IA ne crée rien par elle-même. Et cela ne fait que renforcer la frustration des artistes. Elle recrée à partir de données dont elle est alimentée, elle s’appuie sur des œuvres qui existent déjà pour produire un résultat que l’on ne sait pas qualifier : œuvre ou pas ? ; et dont on hésite à identifier l’auteur : l’homme qui prompte, la machine, son créateur, les artistes dont elle s’est « inspirée » ? Quid du mérite, des droits d’auteur, de la démarche en elle-même ?

Ces questions, beaucoup d’artistes n’attendent pas qu’on y réponde : ils déplorent l’appropriation de leur travail par l’IA. « Cette chose veut nos emplois, elle est activement anti-artistes », alertait le concepteur de jeux-vidéo RJ Palmer dans un tweet viral, dès septembre 2022.

Plus que toute considération matérielle, un autre illustrateur rejette en bloc la philosophie de cette révolution : « C’est le contraire de l’art », assure Rob Biddulph. « L’art consiste à transformer quelque chose que l’on ressent intérieurement en quelque chose qui existe à l’extérieur. Quelle que soit sa forme, qu’il s’agisse d’une sculpture, d’un morceau de musique, d’un texte, d’une performance ou d’une image, l’art véritable est lié au processus de création bien plus qu’à l’œuvre finale, insiste le créateur anglais. Le simple fait d’appuyer sur un bouton pour générer une image n’est pas un processus créatif. » Quand bien même l’IA accoucherait de la prochaine Mona Lisa, Rob Biddulph n’y verrait pas un chef d’œuvre : la fin ne justifie pas les moyens.

L’art est le propre de…

Les moyens, le médium. C’est la question qu’on ne pose pas : que veut dire l’IA ? Quel est le message qu’elle fait passer ? « Le message, c’est le médium », et donc l’IA elle-même, répondrait le théoricien canadien de la communication, Marshall McLuhan. En 1964, il tentait de prévoir les conséquences de la démocratisation de la télévision. Soixante ans après, l’IA générative pose un problème similaire, voire plus complexe encore. Si ce qui compte, ce n’est pas tant ce qui est dit mais par quel moyen on le dit (à l’écrit, à la radio ou dans le petit écran), que veut dire le fait de s’exprimer à travers une IA ? Est-on encore un artiste ? Est-on un autre artiste ? L’IA générative est-elle seulement un outil ou bien davantage une machine ?

Holly Herndon, musicienne américaine et compositrice de musique électronique, a sorti en 2019 l’album « PROTO » dans lequel elle dirige un ensemble de chanteurs, de développeurs et une intelligence artificielle, le Spawn, créé en collaboration avec l’artiste Jules LaPlace. Le but de cette IA est de créer de nouvelles partitions en combinant différentes autres partitions déjà existantes. Ici, le Spawn a été utilisé pour produire des compositions musicales, intégrées ensuite dans l’album. Holly Herndon explore la collaboration entre l’artiste humain et l’intelligence artificielle, et met en avant le potentiel créatif de cette interaction dans le domaine de la musique électronique expérimentale.

Dans le cas d’Holly Herndon, être artiste c’est s’adapter à son environnement et aux nouvelles possibilités de création. Être artiste, c’est avant tout savoir se servir de ce qui est à notre portée pour en faire quelque chose qui nous correspond, qui nous représente. Et si le monde VUCA était, finalement, le monde rêvé de tout artiste ?

Éliette GraveraudEtudiante en L3 du Programme Grande Ecole (PGE), SKEMA Business School.

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Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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