Ludovic Dibiaggio : “La valeur ajoutée des professeurs sera questionnée par l’IA”

Ludovic Dibiaggio : “La valeur ajoutée des professeurs sera questionnée par l’IA”
Ludovic Dibiaggio, SKEMA Business School.

Rien n’échappe à l’Intelligence artificielle (IA). Pas même l’éducation. Pour Ludovic Dibiaggio, professeur à SKEMA Business School dont les recherches portent sur l’innovation et les dynamiques organisationnelles, les professeurs et le monde de l’éducation devront s’adapter aux révolutions qu’elle suscite. Mais cela prendra “plus de temps qu’on ne l’imagine”…

A l’heure où l’Intelligence artificielle est sur toutes les lèvres, peut-être est-il sain d’en revenir aux bases : quelle définition en donneriez-vous ?

Il est difficile de donner une réponse unique, il n’existe pas de définition uniforme de l’intelligence artificielle. Après un travail de recherche multidisciplinaire, la définition la plus satisfaisante que nous ayons trouvée est que l’intelligence artificielle est un système de prédiction automatique relativement autonome. Ce système prédictif permet de répondre à des questions ou de résoudre des problèmes plus ou moins prédéfinis.

“Il y aura deux types de professeurs”

Ludovic dibiaggio, skema business school

Il est donc non seulement inapproprié mais dangereux de vouloir faire correspondre l’intelligence artificielle à l’intelligence humaine et de les comparer. Une intelligence artificielle, c’est tout sauf intelligent : les processus d’apprentissage sont très éloignés d’un apprentissage humain basé sur une capacité de représentation du monde.

Avez-vous été surpris, à l’arrivée de Chat GPT, par l’étendue de ce que cette IA pouvait faire ?

Effectivement, j’ai été surpris par l’arrivée de ChatGPT. Ce qui m’a surpris, ce n’est pas la technique sur laquelle repose ChatGPT : il est construit avec une technologie qui existe depuis longtemps, les LLM (large langage models). De nombreux articles scientifiques en parlaient avant même l’émergence de ChatGPT. Ce qui m’a vraiment surpris, c’est son champ d’application, il est très large. On s’approche d’une IA d’application générale (general purpose AI) qui est capable de fournir des réponses très pertinentes sur des sujets très vastes.

Et sur des sujets plus précis ?

Malgré les progrès rapides, ChatGPT et les systèmes concurrents tels que Copy.ai, Jasper ou Gemini de Google, restent peu efficaces lorsqu’ils sont soumis à des questions précises relatives à des faits ou à des domaines peu connus ou dont les réponses ne sont pas aisément disponibles sur la toile. J’ai, par exemple, demandé à ChatGPT de produire des QCM d’économie sur une thématique précise. Les questions générales étaient pertinentes mais, quand je lui ai demandé d’approfondir ou de décliner un second puis un troisième QCM à partir d’une question du premier, puis du second, le système est devenu de moins en moins pertinent. 

Pensez-vous que le système éducatif soit prêt à relever les défis de l’intelligence artificielle ?

Quand on se pose la question de l’impact de l’IA sur une activité, quelle qu’elle soit, il faut d’abord arriver à identifier ce qui va pouvoir être substitué et ce qui va pouvoir être complété. La question est donc de savoir si ChatGPT est un outil qui peut améliorer l’expérience d’apprentissage des étudiants ou au contraire si c’est un système qui va remplacer l’étudiant pour apprendre. Et évidemment, c’est les deux. On peut utiliser ChatGPT pour réécrire de façon beaucoup plus précise des réponses à un examen et le voir comme une menace. Mais on peut aussi le voir comme un outil pédagogique permettant aux étudiants de s’auto évaluer.

“Il serait sage de prendre le temps de l’expérimentation et d’initier des travaux de recherche”

Ludovic DIBIAGGIO, SKEMA BUSINESS SCHOOL

J’associerais cette innovation à l’expérience de la machine à calculer, il y a une quarantaine d’années. Au départ, elle a été perçue comme une menace par les enseignants, notamment dans le primaire et le secondaire. Aujourd’hui, c’est un vrai complément pour l’éducation et un outil d’apprentissage important. La différence avec ChatGPT c’est qu’il a un champ de couverture beaucoup plus large. On s’oriente vers une révolution de ce qu’est l’apprentissage et de la manière dont on apprend. Tous les étudiants utilisent déjà ChatGPT, l’interdiction n’est, selon moi, pas une option : cela ne sert à rien de vouloir interdire un système qui s’impose de fait. C’est un outil qui va devoir entrer dans la panoplie des outils pédagogiques.

Le rôle des professeurs risque-t-il d’être remis en cause ?

Oui, je pense qu’une polarisation aura lieu. Des enseignements ou des activités seront quasiment assurés par de l’IA. Je pense notamment aux enseignements plutôt génériques. On peut imaginer qu’une grande partie de l’activité de préparation des cours pourra être réalisée par une IA. La valeur ajoutée d’un professeur sera remise en question. Il y aura donc deux types de professeurs : les enseignants qui feront du support et les professeurs qui apporteront de la valeur ajoutée.

On est donc au-delà d’un changement de type « calculatrice »…

La question c’est de savoir comment faire de l’IA une opportunité. Il va falloir modifier notre façon d’évaluer. Et aussi d’enseigner. L’IA peut servir à développer l’esprit critique des étudiants. On peut, par exemple, leur demander d’utiliser ChatGPT pour faire des suggestions et de faire leurs propres commentaires à partir de ces suggestions. L’IA va aussi permettre de développer des parcours pédagogiques personnalisés et adaptés à chaque étudiant. Toutefois, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure l’enseignant garde un regard sur le contenu pédagogique et sur le contour des apprentissage pertinents. Ce n’est pas une question théorique puisque des parcours reposant sur des systèmes d’IA pourraient être adoptés rapidement par l’Education nationale. Adopter un système « efficace » est très rapide. Adapter le monde de l’éducation à l’ère de l’IA prendra beaucoup plus de temps que ce qu’on imagine, on n’est pas capable de le faire en deux ou trois ans. Je pense qu’il serait sage de prendre le temps de l’expérimentation et d’initier des travaux de recherche, notamment en sciences de l’éducation, pour essayer de comprendre comment redéfinir une pédagogie au service des étudiants. 

L’IA aura, c’est certain, une place importante dans le domaine de l’éducation. Mais il est extrêmement difficile de prédire quel type de technologies et d’applications se seront développées dans les cinq prochaines années. L’enjeu est de faire de l’IA un outil au service des enseignants et non d’asservir les enseignants à un système artificiel. Il me semble urgent de ne pas se précipiter. En revanche, se détourner de l’IA serait une erreur et l’implication des enseignants et des étudiants dans les réflexions basées sur des expérimentations est une nécessité.


A écouter : [PODCAST] Le Seigneur des Anneaux : comment faire de l’IA une arme de création massive ?

Salomé BeisEtudiante du Programme Grande Ecole à SKEMA Business School.

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Aliénor DaruEtudiante du Programme Grande Ecole à SKEMA Business School

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Nina FleurEtudiante du Programme Grande Ecole, SKEMA Business School. 

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Ambre Linard--CelmaEtudiante du Programme Grande Ecole à SKEMA Business School.

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Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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