Pourquoi nous avons besoin des humanités, spécialement en Business Schools

Pourquoi nous avons besoin des humanités, spécialement en Business Schools

Les humanités sont souvent décrites comme un supplément d’âme quand elles ne sont pas taxées de pédantisme… Et pourtant, par leur nature-même, ne sont-elles pas le fondement le plus solide de l’économie du savoir ?

Les humanités, l’école des méta-compétences

Dans son blog, l’historien Bret Devereaux note que la défense des humanités – ce vaste ensemble disciplinaire comprenant notamment la littérature, la philosophie, l’histoire, ou l’anthropologie – est souvent basée sur l’idée que la culture générale est source d’enrichissement intellectuel et de satisfaction personnelle. Si nul n’en disconvient, cet argument est pourtant un peu court pour justifier qu’on les dispense dans les formations professionnelles de l’enseignement supérieur et plus particulièrement dans les Business Schools et les écoles d’ingénieurs. Dit crument, pourquoi une école dépenserait-elle de l’argent pour le développement personnel de ses étudiants ? En réponse à cette question, Bret Devereaux adopte une démarche pragmatique : selon lui, la bonne manière de défendre les humanités est de montrer qu’elles sont au fondement mêmes des aptitudes professionnelles. Devereaux soutient que si les sciences de gestion et d’ingénieur produisent de la valeur pour des personnes qui ne sont ni des managers ni des scientifiques, les humanités peuvent elles-aussi produire de la valeur pour des personnes qui ne sont pas des littéraires. Un étonnant paradoxe qu’il convient d’éclairer !

Un récent rapport de l’OCDE vient utilement éclairer cette question. Il est d’une aide précieuse pour saisir en quoi les humanités peuvent contribuer au développement de compétences-socles et/ou transversales, qui viennent compléter et encadrer les compétences requises pour les emplois les plus innovants.

Ce document illustre l’importance des « méta-compétences », c’est-à-dire les compétences permanentes acquises de façon autonome, qui permettent d’acquérir d’autres compétences. En effet, savoir écrire, analyser la complexité, se faire comprendre clairement, remettre en question, sont autant d’attitudes et de méthodes que l’on acquiert par la fréquentation des humanités.

Le propre des humanités : s’exprimer et contextualiser 

Une formation en humanités favorise d’abord la capacité à savoir s’exprimer clairement. Bret Devereaux rappelle que la forme d’expression usuelle des humanités passe par des mots et non des formulations mathématiques. Pour utiliser le langage de manière convaincante, il est impératif de savoir argumenter ; un cadre analytique doit être proposé, dans lequel mécanismes théoriques et preuves empiriques sont présentées de manière structurée et cohérente. L’introduction et la conclusion doivent expliquer l’intérêt du raisonnement, sa potentielle originalité, et ses contributions. Les humanités, depuis les débuts de l’histoire, proposent ces modèles d’expression orale et écrite : que l’on pense aux sophistes de l’Antiquité ou encore à Descartes et à son Discours de la méthode ! D’une certaine manière, par l’écriture, on apprend à devenir conseiller et décideur…

Dans un autre registre, les humanités donnent du contexte, une compétence qui semble de plus en plus rare selon l’économiste Tyler Cowen alors qu’elle est devenue cruciale. En effet, les sociétés humaines partagent sans aucun doute des valeurs communes mais ces dernières diffèrent assez pour créer de la distance culturelle ou psychique. En cernant l’espèce humaine dans toute sa diversité (mais aussi son unité), les humanités aident à penser/panser cette distance. En objectivant les représentations et points de vue des uns et des autres, elles aident, in fine, à comprendre les causes profondes d’un événement tel que la guerre russo-ukrainienne par exemple. Pour en revenir à l’importance des humanités dans les écoles de management, un économiste doit aussi être historien, anthropologue (et même plombier !) s’il veut s’assurer que ses analyses quantitatives ne perdent toute validité externe en oubliant la dimension qualitative des évènements qu’elles mettent en équation.

Le nec plus ultra des humanités : esprit critique et inventivité

L’étude des humanités forge en outre la capacité des futurs managers à faire preuve d’esprit critique et par extension, à être capable de remettre en question certaines idées reçues. Les disciplines « humanistes » tentent de donner un sens à des interactions humaines marquées par leur singularité et leur complexité. En sciences humaines, il n’existe pas en effet d’équivalent des lois de la physique qui permettraient par exemple de prédire la trajectoire d’une comète. Les explications fournies par les humanités demeurent des descriptions subjectives ex post, étayées par des preuves plus ou moins solides, et dont la généralisation est hasardeuse. Ainsi, en histoire, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve et les mêmes causes ne produisent pas forcément les mêmes effets. Il est en outre difficile de distinguer coïncidence et causalité. Enfin, n’oublions pas qu’avant d’être analysée par les historiens, l’histoire est d’abord écrite par les vainqueurs. Cette somme d’incertitudes épistémiques est une caractéristique inhérente aux humanités. Mais loin d’être une limite, il s’agit d’une source d’enrichissement extraordinaire dans la mesure où les praticiens des humanités ne cessent de confronter les savoirs, de façon analytique et critique, un peu à la manière de Socrate. Cette démarche, empreinte de scepticisme éclairé, pousse à l’acquisition permanente de connaissances nouvelles. In fine, autant de compétences qui permettent la pensée disruptive, les changements de paradigme…

Enfin, la prise de conscience des savoirs issus des humanités offre l’opportunité aux managers de trouver de nouvelles idées et solutions. Si le génie est bien fait de 1% d’inspiration et de 99% de transpiration, il n’en reste pas moins vrai qu’un esprit formé à la curiosité intellectuelle est capable d’élargir son champ d’inspiration. L’économiste Martin Weitzman met en avant que l’invention trouve souvent sa source dans la recombinaison d’idées déjà existantes à travers un processus d’hybridation. Cela peut passer par l’incorporation de savoirs ancestraux, l’application de méthodes et considérations issues de l’anthropologie, de l’encadrement de l’intelligence artificielle par l’éthique, pour ne citer que quelques exemples.

L’apport des humanités est bien multiple ; il fournit méthodes et connaissances qui viennent compléter de manière transversale et pérenne les savoirs spécialisés exigés par la division des tâches qui régit nos sociétés complexes. D’une manière pragmatique, elles représentent donc un excellent investissement tant pour des étudiants que pour la société. Bien entendu, cette vision instrumentale n’empêche pas de se cultiver par plaisir personnel, ou de rappeler qu’en dehors du chien, le livre est le meilleur ami de l’homme !

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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