Religion et développement économique, un couple surprenant

Religion et développement économique, un couple surprenant

La question des relations entre religion et développement économique est souvent sensible car otage de biais idéologiques. Une analyse par la consilience permet de dépassionner ce débat en faisant apparaître la complexité de ces liens et les effets parfois inattendus de la religion en matière socio-économique.

Croissance économique vs croyances religieuses ?

Comme le montre le graphique ci-dessous, il existe une corrélation négative significative entre PIB par habitant et crédit accordé à la religion (graphique ci-dessous). Dit autrement, on observe dans les populations des pays riches une moins grande importance accordée à la religion. Une interprétation naïve de cette relation voudrait que la religion retarde le développement économique. Les études économétriques plus poussées sont plus charitables. Elles suggèrent seulement une absence de lien fort entre croissance économique et croyances religieuses. Néanmoins, avant de tirer des conclusions hâtives, il est judicieux de se rappeler que ce que nous observons à un moment donné est une vision statique de phénomènes dynamiques dont les ressorts sont parfois lointains et inattendus.

L’impact inattendu de l’Eglise médiévale

Dans un ouvrage récent, Joseph Henrich, professeur de biologie évolutive humaine, revisite les relations entre religion et développement en se demandant pourquoi les peuples riches d’Occident sont si différents des autres sociétés, si « W.E.I.R.D. » (« Western, Educated, Industrialised, Rich, and Democratic » ; « weird » qui se traduit par ailleurs par “étrange” ). Sa réponse est simple mais inattendue : notre progrès découlerait selon lui de la politique familiale imposée par l’Église en Europe de l’Ouest à partir du milieu du premier millénaire.

A cette époque, L’Église renforça et étendit fortement les règles liées à l’inceste, allant jusqu’à interdire tout mariage entre personnes pouvant avoir de quelconques liens sanguins, maritaux, ou spirituels. Dans le même temps, elle décourageait la polygamie et l’adoption tout en encourageant la pratique du legs testamentaire et la résidence néolocale (c’est-à-dire la liberté d’installation). Son objectif était de rompre les liens traditionnels de parenté afin d’étendre son influence spirituelle tout en s’enrichissant en devenant par exemple bénéficiaire des héritages des croyants. La conséquence involontaire de cette politique familiale fut de développer une psychologie « proto-WEIRD » plus propice au développement économique : moins conformiste, plus individualiste, plus confiante dans les étrangers, plus coopérative, plus analytique. Schématiquement, les individus ne pouvant plus compter sur leurs proches pour survivre ont dû apprendre à vivre et travailler avec des inconnus. Parallèlement, ne subissant plus le poids des traditions ancestrales, ils pouvaient gagner en autonomie de pensée et d’action.  Tous ces éléments ont été propices à l’urbanisation, au commerce, au respect des droits individuels, à la création de nouvelles organisations (villes franches, monastères, guildes, universités) et, in fine, à l’essor des Lumières.

Cette thèse est à la fois élégante et séduisante. Mais les faits la valident-elle ? Dans son livre et dans un article paru dans Science, Joseph Henrich apporte des preuves empiriques convaincantes. Les graphiques ci-dessous résument son argument. Il existe :

  • Une forte relation inverse entre le nombre de siècles passés sous l’influence de l’Eglise chrétienne (en Europe de l’Ouest) et mariages entre cousins (une mesure de l’intensité des liens de parenté, un « kinship intensity index ») 
  • Une relation inverse entre individualisme et mariages entre cousins 
  • Une relation inverse entre confiance envers les étrangers et mariages entre cousins (ou une mesure directe de l’intensité des liens de parenté). Cette dernière relation est cruciale car une forte confiance dans l’autre est un indicateur clé d’un fort développement économique.

Généralement, à la suite de Max Weber, on impute la naissance du capitalisme au protestantisme dont les interprétations successives donnèrent une importance croissante à la réussite matérielle. Henrich estime quant à lui qu’il faut remonter plus en amont, jusqu’au Moyen Âge central. On oublie trop souvent qu’à cette période, avec l’essor des villes, la production des savoirs s’est déportée des monastères vers les universités naissantes tandis que le commerce intra-européen prenait son essor le long des routes des foires qui allaient d’Italie du Nord à l’Angleterre. Les premières banques voyaient le jour, de même que la pratique des lettres de change et de l’assurance. L’Occident a alors connu une révolution économique. Bien entendu, Henrich le souligne, la réforme protestante a constitué une rupture religieuse. Mais elle n’a fait que sacraliser et renforcer la psychologie « pro-WEIRD » qui avait commencé à prendre forme dans les siècles précédents.

L’influence décisive de la Réforme

Plus intéressant encore, Henrich souligne que le protestantisme fut source d’une seconde vague d’effets religieux inattendus. En encourageant la « sola scriptura » – c’est-à-dire la nécessité d’établir un lien personnel avec Dieu en lisant soi-même la bible – il a promu l’alphabétisation. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les populations des pays protestants aient été plus éduquées qu’ailleurs, ce qui a favorisé, directement ou indirectement, un décollage économique précoce.

Ainsi, lorsque nous prenons du recul, les corrélations et relations statistiques mentionnées plus haut se vident de sens car elles dissimulent des liens positifs et inattendus entre certaines religions, chrétienne ici, et développement économique. Si nous n’observons plus ces liens maintenant dans les pays WEIRD, c’est sans doute parce qu’une société plus riche est souvent une société plus séculière, où la pratique religieuse importe moins ; Weber parlait de « désenchantement du monde » pour traduire un certain rejet des croyances religieuses au profit de la raison et de la science. Si nous ne sommes pas capables de retracer ces liens, c’est sans doute parce que nous prêtons trop d’attention aux effets visibles et immédiats dans un désir de trouver des relations causales directes et intentionnelles. Pourtant, comme nous rappelait Frédéric Bastiat,

« [dans la sphère économique], un acte, une habitude, une institution, une loi n’engendrent pas seulement un effet, mais une série d’effets. De ces effets, le premier seul est immédiat ; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas ; heureux si on les prévoit. »

A ce titre d’ailleurs, l’analyse de Henrich rejoint celle de Pierre Musso qui, dans un ouvrage récent, pointait le fait que la « religion industrielle » n’était pas née dans les usines de l’âge moderne mais dans les monastères de l’époque médiévale ; c’est là, selon lui, qu’a éclos la rationalisation du travail qui a permis plus tard à l’état d’esprit industriel de naître. Chez Henrich comme chez Musso, l’apport du Moyen Âge, longtemps ignoré, est réévalué au point de faire de cette période la matrice de la civilisation européenne dans toute sa singularité.

On le voit, sans consilience, sans convergence des savoirs issus de la biologie, de l’histoire, de l’économie, des sciences de l’organisation, il semble difficile d’avoir l’imagination suffisante pour être capable de démêler l’écheveau culturel de notre histoire.

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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