En pleine guerre économique sino-américaine, un nouveau front, plus discret, s’est ouvert : celui du cinéma. En quête d’influence, la Chine a lancé une audacieuse stratégie de développement de son industrie cinématographique. Chinawood serait-il en train de supplanter Hollywood ?
Le grand bond en avant du cinéma chinois
Le cinéma n’est pas qu’un lieu de détente, il est aussi porteur de valeurs. Derrière le simple divertissement se cache un puissant vecteur d’influence culturelle. C’est pourquoi, bien que privée, la production cinématographique a toujours été regardée de près par les États. Le cinéma est bel et bien un outil de soft power, cette « puissance douce » qui permet de séduire plus que d’imposer comme le définit Joseph Nye.
Tel a été le cas du cinéma américain qui, à partir de 1945, a diffusé l’American Way of Life selon une stratégie directement orchestrée depuis Washington. C’est ainsi que James Byrnes, le secrétaire d’État des États-Unis, avait conclu un accord avec Léon Blum en 1946 au terme duquel la France s’engageait à diffuser un quota de films américains sur ses écrans. Depuis, les superproductions d’Outre-Atlantique tiennent le haut de l’affiche dans les salles françaises…
Mais les temps changent, et vite, pour les États-Unis qui sont restés de loin le premier marché cinématographique du monde depuis près d’un siècle. En effet, en 2020, la Chine a surclassé les États-Unis avec 3,13 milliards de recettes contre 2,28 pour ces deniers. Il faut dire que depuis 2007, le nombre de salles obscures en Chine a été multiplié par 20, dépassant aujourd’hui les 80 000 contre seulement 41 000 aux États-Unis. Poussé par un marché intérieur d’1,4 milliard de consommateurs au pouvoir d’achat croissant et aspirant désormais aux loisirs, le succès du cinéma, chinois en particulier, n’est pas près de se tarir. En effet, le nombre de productions chinoises a été multiplié par 5 en 10 ans et aujourd’hui 85% des films projetés aussi bien que des recettes sont locaux.
Chinawood, grand argentier d’Hollywood
Mais le marché intérieur n’est pas la seule préoccupation de Pékin. La Chine cherche, comme l’ont fait les États-Unis en leur temps, à faire du cinéma un outil d’influence. En la matière, le retard culturel chinois est patent, tant le cinéma américain continue de susciter un attrait quasi-universel. Wang Jianlin, le PDG de Wanda Pictures, l’une des premières sociétés de production chinoise a dressé un constat lucide de ce retard : « Dans dix ans, l’économie chinoise aura détrôné l’économie américaine. Mais, en termes de puissance culturelle, la Chine reste toujours loin derrière ».
Wanda Pictures est devenue une pièce maîtresse de la stratégie d’influence chinoise. En effet, ce groupe immobilier à l’origine s’est converti à la production cinématographique après s’être spécialisé dans la construction de salles obscures. Grâce à l’acquisition en 2012 du réseau de salles américaines AMC, Wanda est devenu le plus important exploitant de salles de cinéma dans le monde. Poursuivant son développement, le groupe a acquis la majorité du capital du studio américain Legendary Entertainment, producteur d’Interstellar ou des Batman de Christopher Nolan ; il s’agit de la plus importante acquisition d’une entreprise de divertissement par un groupe chinois. Si les États-Unis n’ont pas bloqué ces achats massifs, c’est que le cinéma américain a besoin du marché et des capitaux chinois. Songeons par exemple à la trilogie des Transformersco-produite par la Chine ; elle y a connu un succès bien plus important qu’aux États-Unis, notamment le dernier opus, Transformers, the last knight (2017) qui a réalisé 230 millions de dollars de recettes en Chine contre 130 seulement aux États-Unis. Pour le moment, la politique d’investissements chinois s’apparente à une forme de coopération gagnant-gagnant.
Il ne s’agit que d’un premier pas vers la conquête des salles obscures du reste du monde. En effet, le même Wang Jianlin a lancé à Quingdao, avec l’assentiment de Pékin, un projet hors normes : la Cité du cinéma. Vaste comme 500 terrains de football, ce chantier a coûté 6,5 milliards d’euros et compte aujourd’hui 30 studios, dont un de plus de 10 000 mètres carrés, ce qui en fait le plus grand du monde ! Forte de ce complexe, la Chine entend produire plus de films, non seulement pour son marché national mais aussi pour l’étranger. Ce projet est, selon les dires même du PDG chinois, « l’occasion de mettre en œuvre une politique nationale pour favoriser le pouvoir culturel » dans et par-delà les frontières de la Chine.
Le cinéma américain, meilleur allié de la Chine ?
Cette stratégie d’influence est portée à la fois par le gouvernement chinois et ses entreprises culturelles qui travaillent main dans la main. Pékin contrôle l’entrée des films étrangers par une politique de quotas très stricts : seuls 34 films par an ont le droit d’être projetés ce qui permet à la Chine à la fois de stimuler son industrie nationale mais aussi de limiter l’influence externe. Les studios étrangers qui veulent avoir une chance de projeter leurs productions en Chine doivent collaborer avec un groupe d’État, la China Film Import and Export Corporation. Quant à la China Film Co-Production Corporation, elle supervise les coproductions. Compte tenu de la politique de quotas, les producteurs américains en viennent à préférer cette solution pour contourner les restrictions à l’importation. Dans tous les cas, les studios étrangers sont obligés de respecter la longue liste de normes imposées par Pékin pour pouvoir accéder au marché chinois. Ainsi, les coproductions doivent-elles intégrer des acteurs chinois, des éléments de culture « appropriés et adéquats » mais aussi se dérouler en partie en Chine. En raison du dynamisme de son marché, la Chine détient ainsi un pouvoir discret mais réel sur la façon dont le pays est représenté dans les plus gros blockbusters.
Le pouvoir de Pékin est désormais tel qu’il permet de modifier le scénario de superproductions hollywoodiennes pour qu’elles valorisent l’image du pays ou qu’elles dévalorisent ses adversaires. Les exemples abondent. Ainsi, dans Iron Man 3, une scène de 3 minutes a été ajoutée dans laquelle un chirurgien chinois sauve la vie du héros Tony Stark. Dans Seul sur Mars, c’est l’agence spatiale chinoise CNSA qui permet de sauver le héros en difficulté. Dans X Men, Days of Future Past, c’est l’actrice chinoise Fan Bingbing qui permet à l’équipe de super-héros de combattre les Sentinelles au péril de sa vie. A l’inverse, dans World War Z, le virus pathogène ne vient pas de Chine comme dans le roman mais… de Taïwan !
Comme le dit Joseph Nye, le pouvoir le plus puissant est le plus subtil, celui que l’on ne sent pas. Pékin l’a bien compris, qui utilise aujourd’hui le cinéma américain pour sculpter une image positive de la Chine et des Chinois. Le coup de génie est de faire produire par Hollywood un discours à son bénéfice plutôt que de chercher à envahir les salles obscures par des productions chinoises…