Comment penser l’action dans un environnement très incertain ? Le cas du conflit en Ukraine

Comment penser l’action dans un environnement très incertain ? Le cas du conflit en Ukraine

Depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, les médias font appel à des experts pour éclairer la situation et tenter parfois d’en expliquer les causes. Il est normal de vouloir comprendre l’engrenage ayant conduit à une telle crise. Cependant, quelle est la pertinence de l’analyse des causes pour trouver des moyens d’agir face à une telle situation ? Et peut-on faire converger les différents experts quand chacun dispose d’une représentation qui lui est propre ?

Une approche par les causes peu efficace dans un environnement incertain

Face à une situation inattendue, un premier réflexe est de piocher dans la base des connaissances de ce qui déjà a été tenté et a pu fonctionner dans des contextes similaires. Ces solutions forment une boîte à outil dans laquelle on choisit ce qui semble le plus en adéquation avec la situation actuelle. C’est par exemple le cas des sanctions en réponse à un acte de guerre. Si ces réponses sont efficaces pour réagir dans l’urgence d’une crise, aucune situation n’est vraiment identique et ce qui a pu fonctionner dans un contexte n’est peut-être plus adapté. Appliquer des sanctions sur la Russie en 2022 n’a rien de commun avec l’embargo de 1979 à l’encontre de l’URSS.

Un autre réflexe est d’analyser les causes. Cependant, les causes appartiennent au passé et un phénomène aussi complexe que celui-là ne peut se réduire à une seule. C’est particulièrement vrai dans une situation de conflit ouvert et d’urgence. Souvent, agir sur une cause ne se fait pas sans une dépense colossale de moyens. Par exemple, la propagande Russe semble particulièrement efficace sur une population mal éduquée. Relever le niveau d’éducation nécessite beaucoup d’effort et n’aura des effets que sur le long terme.

Reconnaissons que l’analyse des causes est profondément ancrée dans notre manière d’aborder les problèmes. Il n’y a qu’à regarder les méthodes de résolutions pour s’en convaincre. Presque toutes invitent à rechercher les causes. Cependant, les causalités étant multiples, comment choisir celle sur laquelle agir ou plutôt réagir ?

S’intéresser aux effets pour agir en situation complexe

A défaut de pouvoir démêler les causes ou de rechercher des similarités, certains experts s’intéressent aux effets. Procédant ainsi, ils peuvent répondre à la question : quelles sont les conséquences de la situation d’aujourd’hui ?  Peut-être même, y découvriront-ils des choses qui n’étaient pas possibles avant la crise ?

Les effets ont trois autres avantages :

1. La temporalité

Ils se conjuguent au présent ou au futur immédiat. Ils permettent d’envisager l’action en partant de ce qui est certain. Par exemple, la guerre en Ukraine, dans le prolongement de la pandémie, produit de l’incertitude. Celle-ci est devenue la norme et nécessite d’être prise en compte aujourd’hui.

2. Le sens de l’action

Les effets sont des enjeux du problème. Par exemple, le renforcement de l’Union européenne et de l’OTAN est à la fois un effet de la guerre, un enjeu de taille et un des outils pour imposer la paix.

3. L’intelligence collective

S’ouvre aussi la possibilité d’une convergence des points de vue. En effet, celle-ci se révèle plus facile à obtenir que sur les causes qui sont très souvent entrelacées. Par exemple, beaucoup d’observateurs occidentaux se focalisent sur Vladimir Poutine, un autocrate qui manipule et terrorise le peuple pour qu’il se soumette. Certains sont d’avis qu’en l’éliminant, le problème serait réglé. D’autres suggèrent que le problème serait ailleurs : un peuple russe réfractaire à la démocratie et une volonté impérialiste durable. Il ne sera pas facile de mettre tout le monde d’accord sur ce point. En revanche, en recherchant du côté des effets, l’idée que la guerre en Ukraine renforce notre conscience de vivre dans un monde incertain est presque devenue une évidence.

Nous avons souhaité montrer que l’approche par les effets peut amener une convergence de points de vue. Celle-ci ouvre la voie à une intelligence collective et permet à des idées nouvelles d’émerger.

Les méthodes effectuales1 sont un levier puissant qui permettent d’évaluer des situations de crise et d’identifier des moyens d’action au-delà d’une connaissance des crises passées ou des causalités ayant conduit à la situation complexe donnée.

Ces méthodes sont construites sur la théorie développée par la chercheuse indo-américaine Saras Sarasvathy2. Cette dernière a montré que les entrepreneurs préfèrent le type d’inférence moyens-effets à celui qui est son contraire : rechercher des moyens pour une fin donnée. Elle a montré que la convergence sur une association moyens-effet ouvre la possibilité d’un engagement des parties prenantes, donnant naissance à de nouveaux construits sociaux comme un nouveau produit, une organisation, un nouveau marché. 

C’est cette intersubjectivité qui permet d’éliminer de nombreux biais cognitifs et de converger sur un ensemble d’effets directs relatifs à une situation donnée. Elle vise surtout à faire émerger un ensemble d’effets induits, souvent inconscients, et sur lesquels il est possible de proposer des pistes d’actions argumentées. Nous avons appliqué cette méthode au conflit en Ukraine et nous montrons comment 5 personnes, pourtant non expertes du sujet, peuvent dépasser la rationalité limitée d’un individu enfermé dans sa propre subjectivité.

Identifier les signaux faibles relatifs au conflit en Ukraine

Nous avons réuni ces personnes et leur avons demandé de procéder à des inférences effectuales, en insistant sur la sémantique précise du résultat de ces inférences. Ce qui a été trouvé en séance n’est pas exhaustif mais permet de montrer l’intérêt de cette approche dans d’autres contextes qui sont différents de celui de l’entrepreneurial. En partant de la situation telle que : « La Russie a envahi l’Ukraine », il a été demandé de réfléchir à l’étendue des effets directs. Un effet n’est retenu que si sa formulation est comprise et validée par les autres. Il en a résulté une liste de 35 effets avérés ou potentiels parmi lesquels :

  1. « Préférer la gratification du plaisir immédiat à l’incertitude du futur pour certains »
  2. « Pousser les gens à prendre des positions radicales au sujet de la guerre et de ses conséquences »
  3. « Légitimer les organisations susceptibles d’influencer le conflit » (ex: OTAN et entreprises)
  4. « Donner le pouvoir à des acteurs privés occidentaux d’appliquer des sanctions »
  5. « Mettre en lumière une forme de racisme systémique dans nos sociétés occidentales » (accueillir un réfugié Ukrainien plutôt qu’un réfugié Syrien)

Ces effets correspondent à des enjeux de natures très différentes. Certains sont évidents, d’autres moins. Ce sont ces derniers qui nous intéressent car ils peuvent être un réservoir de possibilités inédites.  Une nouvelle étape consiste à organiser la liste obtenue sans la modifier afin de chaîner ce qui peut l’être selon la même logique moyen – effet. Ceci permet de systématiser une pensée critique intersubjective autour de sujets difficiles. Voici deux exemples ayant permis d’identifier des effets pouvant mener à des opportunités.

1. « Préférer la gratification du plaisir immédiat à l’incertitude du futur pour certains »

« La Russie a envahi l’Ukraine » a pour conséquence de :

  • « Briser l’illusion qu’une guerre est impossible en Europe » a pour conséquence de :
  • « Ancrer le fait que l’incertitude est la norme » a pour conséquence de :
  • « Préférer la gratification du plaisir immédiat à l’incertitude du futur pour certains ». 

Une telle tendance pourrait signifier une propension des ménages à thésauriser plutôt qu’investir dans des projets long-termes ou a contrario une allocation plus importante de leurs moyens vers des dépenses de types « expérientielles » tel des voyages, du bien-être etc. En tout état de cause, cela peut produire de façon indirecte des impacts économiques importants à surveiller.

2. « Donner le pouvoir à des acteurs privés occidentaux d’appliquer des sanctions »

« La Russie envahit l’Ukraine » a pour conséquence de :

  • « Redéfinir la place de la Russie sur la scène internationale » a pour conséquence de :
  • « Déstabiliser les pays Européens » a pour conséquence de :
  • « Renforcer la volonté de défense des Européens et de leurs alliés » a pour conséquence de :
  • « Légitimer les organisations occidentales susceptibles d’influencer le conflit (ex: OTAN et entreprises) » a pour conséquence de :
  • « Donner le pouvoir à des acteurs privés occidentaux d’appliquer des sanctions » (entreprises, fédérations sportives et culturelles ).

Cet effet avéré vient confirmer la place prépondérante qu’ont prise les organisations privées dans la sphère politique en occident. Les consommateurs leur ont conféré un rôle de représentant de leur opinion et s’attendent à ce qu’elles agissent en respectant leurs valeurs. Cela peut aussi conduire le législateur à mieux définir le concept de responsabilité sociétale des entreprises.

Il serait intéressant de faire ce même exercice avec divers experts afin de sommer leurs appréciations respectives et gagner en pertinence de l’analyse. Dès lors que les enjeux sont validés collectivement, le passage à l’action peut s’en trouver légitimé. Ceci n’est vrai que si cette analyse est menée par les personnes qui ont la capacité de prendre des décisions et de les mettre en œuvre. Imaginez l’intérêt de cette méthodologie dans le cadre de l’action publique ? Nous gagnerions ainsi à penser collectivement aux situations complexes à très forts enjeux comme celle de la guerre en Ukraine ou du dérèglement climatique. Rendre explicite ce qui est clé mais trop souvent implicite ne peut que faciliter le passage à l’action.

Notons finalement que la cognition d’un individu, réduite à sa subjectivité, montre que Vladimir Poutine n’a probablement pas envisagé la plupart des effets qu’il a générés. Rien de plus logique puisque la rationalité privilégiée n’était que la sienne !


  1. https://www.effectuation-france.org/bibliotheque/les-articles-effectuation/outil-et-methodes-effectuales/
  2. https://www.researchgate.net/publication/228264546_Causation_and_Effectuation_Toward_A_Theoretical_Shift_from_Economic_Inevitability_to_Entrepreneurial_Contingency

Dominique VianProfessor of Innovation and Entrepreneurship, Strategy Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Mathilde GaulleConsultante en design effectual et en innovation. Elle intervient à Skema Business School et est experte certifiée pour les méthodes effectuales ISMA360® et FOCAL.

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