En Corée du Sud, la beauté intérieure se cache à l’extérieur

En Corée du Sud, la beauté intérieure se cache à l’extérieur

« La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple ». Les Sud-Coréens d’aujourd’hui seraient bien inspirés de considérer la sagesse écossaise du philosophe du XVIIIe siècle, David Hume. Sur fond de malaise social, les habitants de la 12ème puissance mondiale ont un avis très tranché sur les goûts et les couleurs en matière d’harmonie physique, au point d’avoir fait de leur pays la Mecque de la chirurgie esthétique. Avec des conséquences aussi surprenantes que dangereuses…

Si la Corée du Sud a réussi l’exploit de ressusciter les « boys band », ce n’est peut-être pas un hasard. Au pays des matins calmes, l’apparence excite les âmes. Et pour cause, la beauté – telle qu’elle est perçue sur place – est considérée comme un critère de réussite, économique et social. Les réseaux sociaux en sont le reflet « et fourmillent de néologismes curieux qui n’ont pas leur équivalent en français, explique Valérie Gelézeau dans Korea Analysis : il faut être momjiang ou eoljjang (‘avoir un corps/un visage parfait’) pour réussir dans la vie ».

Les Sud-Coréennes sont ainsi les premières consommatrices de produits cosmétiques au monde. Elles recouvrent leur peau de 5 à 9 produits matin et soir (contre 1 à 3 en France) et y passent six fois plus de temps que les Françaises. Symbole de cette obsession, l’héroïne de la série coréenne Gangnam Beauty. Au fil des épisodes, elle passe d’une existence malheureuse et anodine à une vie trépidante et brillante. À la source de son mojo, son changement d’apparence : yeux débridés, nez affiné, visage en forme de V. Notre « Gangnam beauty » a su adopter la norme de beauté, son succès est assuré.

Quand Squid Game rencontre Nip/Tuck

Bien cachée derrière les gratte-ciels de Séoul, l’assourdissant soft power de la K-Pop et l’essor de sa haute-technologie – qui contrastent avec l’ultra-sobriété de son voisin du Nord – se profile en effet l’ombre, moins flatteuse, d’une Corée du Sud inégalitaire. Si la série de Netflix Squid Game a mis en lumière la violence des fractures sociales du pays, un classement du World Economic Forum dénonçait, lui, fin 2019, l’inégalité femmes-hommes de la société coréenne. L’ancien « dragon » se classe 108ème sur 153 derrière… la Chine, et avec une note à peine supérieure à celle des Émirats arabes unis.

Dans les mentalités, les Sud-Coréennes se doivent d’être belles et féminines pour avoir une vie sociale épanouie et une carrière professionnelle accomplie. Mais ce narcissisme collectif n’épargne pas les hommes : en Corée du Sud, selon la tradition d’analyse des traits du visage, avoir un faciès gracieux est un signe de beauté intérieure !

Cette quête de reconnaissance se traduit bien souvent par quelques coups de bistouri. Déjà en 2011, la Corée du Sud avait le taux d’opérations de chirurgie esthétique le plus élevé au monde. Et un sondage de 2015 de l’institut Gallup estimait qu’une Coréenne de 19 à 29 ans sur trois était déjà passée entre les mains d’un chirurgien. « Je vis en Corée et les femmes plus âgées se plaignent que les filles ne ressemblent plus à des Coréennes à cause de la chirurgie esthétique, peut-on lire sur un forum de Reddit. C’est devenu si commun que quand je rencontre une fille, je suppose qu’elle a eu une opération. Les filles considèrent la chirurgie des yeux comme du maquillage. » 

« Je te paie l’opération que tu veux »

C’est simple, la chirurgie esthétique a envahi l’espace public. Dans les transports, les affiches à sa gloire côtoient celles des marques de chips ou de télés Full HD. La pratique est tellement désacralisée qu’elle est devenue un cadeau de mariage ou de fin d’études. Pour mieux (re)démarrer dans la vie. « Ma mère m’a dit : tu n’es pas responsable de ton visage, je te paie l’opération que tu veux ! », raconte Jiyoon, 24 ans, au journaliste Sébastien Falletti.

Ces opérations ne sont pas toujours anodines : en 2011, près de la moitié d’entre elles étaient considérées comme « invasives » par la Société internationale de Chirurgie esthétique et plastique (ISAPS). En clair, on veut être mince, avoir un visage fin, une mâchoire en forme de V, une double paupière, un nez haut et une poitrine généreuse. La blépharoplastie par exemple, c’est-à-dire le « débridage des yeux », fait fureur en Corée du Sud. Les standards de beauté européens séduisent aussi les Sud-Coréens.


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Un culte est voué à la peau blanche, signe de noblesse : les femmes usent (et abusent ?) de crèmes éclaircissantes et de fonds de teint blanchissants, et les hommes n’échappent pas au maquillage. Un homme pâle et fin a généralement plus de succès qu’un David Beckham tout en muscles et mal rasé. Les Sud-Coréens s’inspirent certes de la beauté occidentale, mais ils la réinterprètent.

De l’attaque des clones à la menace fantôme

Et l’inverse est aussi vrai. L’actrice Jung Ho-Yeon, révélée par Squid Game, a fait de ses cernes une marque de fabrique. Son maquillage naturel inonde le réseau social TikTok, influence les plus jeunes et irrigue l’inspiration des créateurs de grandes maisons de luxe. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs coloré et mis en scène les cernes de leurs mannequins lors de la Fashion Week 2021.

Mais cette tentative de démarcation est loin d’être un modèle. La banalisation de la chirurgie esthétique a contribué à une dérive inattendue : « l’attaque des clones ». En 2013, les photos de 20 candidates à l’élection de Miss Corée du Sud tournent en boucle dans la presse locale : toutes semblent avoir le même visage. Simples retouches photos, techniques de maquillage ou abus de chirurgie ?

Ce « grave problème d’uniformité » est dénoncé en 2018 par le ministère de l’Egalité des genres. Des directives destinées à faire changer les mentalités sont mises en place : les chaînes de télé sont priées de moins sexualiser les femmes, on s’inquiète de l’influence des spectacles de K-Pop sur les plus jeunes. Mais ces demandes sont décriées par une partie de l’opinion qui y voit une tentative de censure, et le gouvernement doit reculer.

Et ça continue, en Corée encore

L’uniformisation des visages n’est pourtant pas la conséquence la plus dangereuse de cette tendance. Ces lourdes interventions chirurgicales sont risquées, et parfois très handicapantes. La chirurgie orthognatique, qui permet de repositionner la mâchoire vers l’avant ou vers l’arrière, entraîne une fois sur deux des séquelles qui, comme l’explique Le Point, vont de la perte de sensibilité à la paralysie. La présence de caméras dans les salles d’opération est même devenue obligatoire depuis 2016 et la mort d’un étudiant, victime de « chirurgie fantôme ». Le praticien en charge de l’opération l’avait sous-traitée à un interne et une infirmière…

La même année, plus de 100 000 étrangers ont voyagé en Corée dans le seul but de se faire opérer. Essentiellement des Chinois, mais aussi des Américains. D’après le ministère de la Santé, ce tourisme de la beauté a généré 163 millions d’euros de dépenses rien qu’en 2016, soit près de 40 fois plus qu’en 2009. La beauté est devenue un marché comme un autre. Umberto Eco aurait eu de quoi rédiger un nouveau chapitre de son Histoire de la beauté

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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Chloé StassePGE Student, SKEMA Business School

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