Dans le domaine de la psychologie sociale, la dissonance cognitive désigne la tension qu’une personne ressent lorsque son système de pensée, ses émotions ou son comportement entrent en contradiction les uns avec les autres. A sa manière, la question de l’esclavage a fait entrer nos sociétés en dissonance cognitive : la proclamation des droits de l’homme coexistait avec la réduction d’hommes et de femmes à l’état de choses privées de droits. Aujourd’hui encore, cette réalité est souvent occultée.
Dans une fiction condamnée par l’ensemble de la classe politique, le magazine Valeurs Actuelles transposa Danièle Obono au Tchad en 1700 ; la députée noire y était représentée en esclave asservie par des Africains. La rédaction de Valeurs Actuelles ajustifié ce récit par la nécessité de dévoiler que les peuples d’Afrique pratiquaient l’esclavage bien avant leur contact avec les Européens mais aussi qu’ils trafiquaient ces esclaves vers l’Afrique du Nord, le Moyen Orient, l’Inde et, enfin, les Amériques. Il est plus que regrettable que Valeurs Actuelles n’ait pas considéré qu’il fallait être deux pour échanger.
La « grande révélation » de Valeurs Actuelles n’en est pas une pour les historiens qui ont établi depuis longtemps que l’esclavage était répandu en Afrique avant l’arrivée des Européens. La carte ci-dessous, tirée de l’Atlas ethnographique de Murdock, recense les nombreuses sociétés africaines qui le pratiquaient (points colorés sur la carte) tandis que l’indicateur d’« esclavage indigène » permet d’en représenter la prévalence dans les frontières actuelles de l’Afrique. On constate au passage que son intensité et son importance socio-économique variaient énormément d’une société à l’autre.
Comme le montrent les données compilées par l’économiste Nathan Nunn, il existe une forte corrélation en Afrique de l’Ouest entre la pratique de l’esclavage local et son commerce extra-africain. Il est donc possible que l’esclavage africain ait généré les conditions nécessaires aux différentes traites, africaine, orientale et occidentale. Autrement dit, l’esclavage existait en Afrique avant le commerce transatlantique et les commerçants africains ont volontairement et activement participé à la vente d’esclaves.
Néanmoins, un marché fonctionnel nécessite une offre mais également une demande. Les statistiques sur le nombre de personnes transportées lors du commerce entre l’Afrique et l’Amérique montrent que les exportations d’esclaves ont connu leur apogée au XVIIIe siècle, pendant la période des Lumières où l’accent était pourtant mis sur les notions de liberté et égalité. Les nations européennes, telles que le Royaume-Uni et la France, dans lesquelles ces idées étaient les plus développées, comptaient parmi celles ayant le plus participé à la traite des Africains.
Ce fossé entre la proclamation de valeurs universelles – où les tous les hommes seraient égaux – et la pratique du commerce d’esclaves – où les hommes sont privés de leur humanité – est d’autant plus incompréhensible que certains pays européens reconnaissaient la pleine légitimité du « droit du sol libre ». En vertu de ce principe, nul ne pouvait être esclave à l’intérieur de leurs frontières mais ces mêmes pays se réservaient le droit de commercer des individus réduits en esclavage dans d’autres parties du monde. Comment les Européens ont-ils justifié un tel écart ? Les historiens David Davis et George Fredrickson mettent en avant deux grands faisceaux d’explications : la culture et la pseudo-science.
Les raisons culturelles remontent à l’Antiquité. En effet, on trouve la première justification historique de l’esclavage chez le philosophe grec Aristote. Il considérait que l’humanité était naturellement divisée en deux groupes : les maîtres, caractérisés par l’autonomie, et les esclaves, dépendants, et devant s’en remettre à un puissant. Cet adoubement aristotélicien permit à de nombreux théologiens et légistes de l’Occident chrétien de faire le grand écart entre le dogme religieux de l’égalité de tous devant Dieu et l’inégalité inhérente à la condition d’esclave. L’épisode biblique de la Malédiction de Canaan fut progressivement utilisé pour justifier la réduction des Africains en esclavage, leur peau noire étant interprétée comme la marque de la malédiction divine. Ajoutons que dans l’iconographie chrétienne, l’association grandissante de la couleur noire à des valeurs négatives a également pu contribuer à répandre l’idée que les personnes de couleur étaient inférieures. Enfin, l’argument civilisationnel – que l’on retrouvera des siècles plus tard durant la colonisation – a été brandi par des marchands notamment qui soutenaient que le commerce transatlantique était une mission civilisatrice, offrant aux esclaves saluts spirituels et physiques. A la même époque, en terre d’Islam, le recours aux esclaves était lui aussi traditionnel ; on leur réservait d’ailleurs les tâches les plus dégradantes, ce qui justifiait a posteriori l’infériorité de leur statut.
Quant aux arguments pseudo-scientifiques, ils ont pris la forme, dans l’Occident du XVIIIe siècle, d’une anthropologie visant à classifier les individus en races différentes, promouvant même parfois l’existence d’ancêtres multiples (la polygénèse) en lieu et place d’Adam et Eve. Les tenants de cette thèse considéraient les Européens blancs comme la race supérieure tandis que les Africains étaient jugés comme des personnes aux capacités intellectuelles très inférieures. De grands penseurs partageaient ces opinions racistes alors même qu’ils pouvaient condamner l’esclavage par ailleurs. C’est notamment le cas de Voltaire. Ce dernier s’indignait dans Candide du sort réservé aux esclaves noirs déportés en Amérique mais soutenait dans le même temps qu’ils étaient une variété d’hommes inférieurs :
« Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains, soient des races entièrement différentes (…). [Concernant les noirs Africains] Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. » Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.
Arguments culturels et pseudo-scientifiques jouèrent un rôle crucial dans l’acceptation par les sociétés modernes du commerce transatlantique. Plus prosaïquement, comme le souligne le généticien Adam Rutherford, tout argument en faveur de l’esclavage était permis tant qu’il légitimait la traite.
Si le commerce transatlantique profita aux sociétés européennes, il a également transformé profondément et violemment les sociétés africaines. En accroissant fortement l’offre et l’usage d’esclaves, y compris après son abolition, l’exportation des êtres humains engendra la transformation de « sociétés avec esclaves » (societies with slaves) à des « sociétés esclavagistes » (slaves societies). Dans sa revue de l’état de l’art, Nathan Nunn recense les impacts néfastes du commerce des esclaves pour l’Afrique : sur la démographie, la confiance interpersonnelle, les conflits ou encore la place de la femme. D’une manière générale (graphique de gauche), la faiblesse du développement économique de l’Afrique contemporaine peut être en grande partie attribuée à la pratique du commerce d’esclaves ayant eu lieu des siècles auparavant.
Le magazine Valeurs Actuelles a justifié sa fiction par sa volonté d’illustrer la complexité de l’histoire. Notre chronique souligne en effet que le commerce transatlantique est un épisode dramatique et complexe, où les histoires et les cultures de sociétés très différentes se sont entrechoquées. Mais elle met également en avant que l’héritage sur lequel nous aimons fonder nos valeurs actuelles, qu’il soit gréco-romain, chrétien ou celui des Lumières, ne devrait pas toujours être source de fierté. L’honnêteté intellectuelle oblige à considérer tous les aspects d’une question ; là réside la véritable complexité. Comme le rappelle le sociologue Daniel Moynihan, chacun a le droit d’avoir son opinion mais pas de faire la sélection des faits qui l’arrangent. En se focalisant sur le commerce d’esclaves pratiqué par les Africains, in fine, Valeurs Actuelles occulte plus qu’il ne dévoile.