La peste justinienne au crible de la consilience

La peste justinienne au crible de la consilience

L’épidémie de coronavirus a engendré une abondante littérature sur les pandémies du passé. Parmi, ces publications, la peste de Justinien au VIe siècle est souvent décrite comme l’une des plus meurtrières de l’histoire. Or, une étude récente remet en cause cette idée en appliquant une méthode scientifique rigoureuse et multi-disciplinaire. Un exemple remarquable de consilience.

Comme nous le rappelle tragiquement la crise sanitaire liée au Covid-19, l’histoire humaine est régulièrement marquée par des épisodes de pandémies. Actuellement, de nombreuses publications soulignent les parallèles historiques entre la situation que nous vivons et l’épidémie de grippe espagnole de 1918-1919 ou encore celle de peste noire du XIVe siècle. Ce n’est guère étonnant car ces pandémies ont occasionné des dizaines, voire des centaines de millions de morts dans une population mondiale qui était alors bien moins importante qu’aujourd’hui. Curieusement, la Peste de Justinien – du nom de l’empereur qui a régné sur Byzance de 527 à 565 – est rarement évoquée malgré un sinistre bilan, traditionnellement estimé à entre trente et cinquante millions de morts, pour une population mondiale de 200 millions à l’époque. La peste affecta à tel point le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Europe que les historiens émettent fréquemment l’hypothèse qu’elle causa le déclin de l’Empire romain d’Orient en engendrant une vague de dislocations politiques.

Bien évidemment, l’influence d’une pandémie sur l’histoire est fonction du nombre de morts qu’elle occasionne. Il serait hasardeux d’expliquer la chute de l’empire si d’aventure, l’excès de mortalité lié à la peste se révélait être modeste. Guidée par cette réflexion, une étude récente a rouvert le débat. Les chercheurs qui l’ont menée ont reconsidéré les marqueurs, directs et indirects témoignant de l’étendue des ravages de la peste de Justinien. Dans un profond exercice de consilience, ils ont examiné les références à l’épidémie dans les inscriptions et textes anciens. Ils ont également évalué son impact sur le nombre de lois promulguées, les pièces de monnaie en circulation, le nombre de papyrus produit en Égypte ou encore la présence de fosses communes. Enfin, comme le montre le graphique ci-dessus, ils ont pu mesurer si le niveau de pollen associé à la culture des céréales baissa.

In fine, le résultat de leur recherche est sans appel : il n’apparaît aucun signe de rupture indiquant l’arrêt brutal de l’agriculture et du commerce, ni une baisse de la population. En d’autres termes, il n’existe pas de faisceau d’indices concordant entre leurs observations et les estimations traditionnelles de la mortalité qu’aurait engendrée par la peste de Justinien. Comment expliquer un tel écart entre ces conclusions et celles des historiens de l’Antiquité tardive qui décrivent cet épisode de peste comme l’un des plus meurtrières de l’histoire ? C’est que ces derniers recourent principalement à des sources écrites, épigraphiques et archéologiques mais ne font que rarement appel à des moyens scientifiques poussés comme ont pu le faire les responsables de cette étude révolutionnaire.

A travers cette démarche multi-disciplinaire, les auteurs ont appliqué la méthode scientifique. Comme l’a souligné Karl Popper, les théories doivent être mises à l’épreuve des faits, dans un processus de réfutation. Il n’y a pas de vérité absolue en sciences, mais seulement des corroborations. Il faut accepter cette incertitude épistémologique et ne pas hésiter à faire preuve de consilience pour l’amoindrir.

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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