La puissance publique au temps de l’épidémie

La puissance publique au temps de l’épidémie

Il est coutume de lire que les acteurs privés menacent les prérogatives des États. Une analyse fine de la situation, notamment au prisme des accords d’investissements internationaux, donne une certaine crédibilité à cette idée tout en la nuançant. En effet, l’État a les moyens de conserver le monopole de la puissance publique.

La puissance publique est « la traduction au plan administratif de la réalité politique qu’est le pouvoir ». Ainsi, au nom de l’intérêt général, l’État peut entreprendre des actions coercitives afin d’assurer la sécurité de ses citoyens. Le confinement imposé en France au premier trimestre 2020 pour ralentir l’épidémie de SARS-Cov-2 en est une illustration récente et spectaculaire. Au-delà des contrôles effectués par le Conseil constitutionnel, la puissance publique est encadrée par le droit administratif et le droit pénal à travers deux juridictions. La première, le Conseil d’État, est le juge administratif suprême qui assure la légalité de l’action publique et veille à la protection des droits et libertés des citoyens. La seconde, la Cour de Justice de la République, est compétente pour juger les membres du gouvernement pour des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou de délits au moment où ils ont été commis (article 68 de la Constitution). Ces deux juridictions sont, en ce moment, très sollicitées car beaucoup de citoyens considèrent que les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre l’épidémie ne protègent pas assez la santé publique voire conduisent à des homicides involontaires.

Ces recours contre la puissance publique s’exercent au sein de chaque État. Mais certaines personnes, notamment aux États-Unis, souhaiteraient donner une dimension internationale à l’état de droit. A l’occasion de l’épidémie de Covid-19, des demandes ont émané, visant à demander réparation pour les dommages causés par l’épidémie aux États-Unis. Ces actions en justice ont très peu de chance d’aboutir car, en vertu du principe d’immunité de juridiction des États étrangers en usage en France ainsi qu’aux États-Unis, un État ne peut être poursuivi par la justice d’un pays étranger si « l’acte qui donne lieu à un litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l’exercice de la souveraineté de ces États et n’est donc pas un acte de gestion ». On peut le regretter, mais lever cette immunité internationale serait sans aucun doute une source de tensions géopolitiques supplémentaires dans un contexte de tensions commerciales sino-américaines. Si d’aventure, des poursuites judiciaires contre la Chine avaient lieu aux États-Unis, les risques de rétorsions seraient grands de la part de Pékin, voire de tous les pays gravement déstabilisés par les actions géopolitiques américaines. D’une manière quelque peu ironique, le « hard power » des grandes puissances militaires s’exerce grâce au blanc-seing donné par le principe d’immunité de juridiction qui a pour fonction, comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’homme, de « favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la souveraineté d’un autre État ».

Ainsi, la souveraineté des États est un principe sans cesse réaffirmé par le droit. Cependant, certains États ont pu accepter d’abandonner une partie de leur souveraineté pour satisfaire des objectifs de développement économique. Afin de promouvoir et protéger les investissements directs internationaux effectués par les entreprises multinationales, de nombreux pays ont signé des accords d’investissements internationaux (AII).

Les AII incluent notamment la possibilité pour un investisseur étranger de poursuivre un État devant un tribunal arbitral international – et non au travers de la justice nationale – si les actes de la puissance publique sont perçus comme violant les termes du traité international.

Cette possibilité pour les entreprises multinationales d’avoir recours à ce mécanisme de règlement des différends fait très souvent polémique car l’interprétation des droits des investisseurs est très large. C’est probablement la raison pour laquelle le nombre de différends a fortement augmenté au cours du temps. Ainsi, Philip Morris a attaqué l’Australie et l’Uruguay afin de demander des réparations à la suite des mesures anti-tabagisme prises par ces deux pays, considérant que celles-ci affectaient fortement la valeur de ses investissements internationaux. De son côté, Veolia a attaqué l’Égypte, argumentant que la hausse du salaire minimum décidée par le gouvernement en 2011 portait préjudice à ses activités locales. Dans ces cas précis, les entreprises multinationales n’ont pas obtenu gain de cause mais cela crée un climat d’incertitude pour les États désireux de prendre des décisions de toute apparence légitimes car liées à la protection des travailleurs, la santé, ou l’environnement mais pouvant affecter la profitabilité d’un investisseur international. On parle d’un « chilling effect » (effet de refroidissement) des AII qui entraverait et ralentirait la puissance publique.

Pour revenir au présent, l’épidémie de de SARS-Cov-2 a fait ressurgir cette polémique car le confinement imposé par les États pourrait être perçu comme une violation des clauses contenues dans les AII relatives au droit à un traitement équitable et non-discriminatoire, à la sécurité, ou à la compensation d’expropriation directe ou indirecte.  Néanmoins, il faut souligner qu’ à maintes reprises, les tribunaux d’arbitrage international ont reconnu aux États une marge d’appréciation considérable dans les domaines légitimes de leurs interventions, notamment lors de crises majeures. La puissance publique est également influencée par les actions de lobbying des acteurs privés. Un certain nombre d’entreprises des secteurs de l’énergie ou de l’automobile demandent ainsi que la sévérité des normes environnementales soit relâchée pour faire mieux face à la crise économique que nous traversons. Aux États-Unis, l’industrie pétrochimique souhaite une utilisation plus massive des sacs et emballages plastiques à usage unique. En France, le principal syndicat patronal, le Medef, souhaite « un moratoire » sur la mise en place de mesures environnementales. Ces demandes, si elles étaient acceptées, donneraient raison au ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, dont la crainte est « que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire ».

On le voit, la puissance publique, dans un État de droit, s’exerce le plus souvent sous contrôle, en aval, de la justice nationale mais est parfois également soumise à un droit international de l’investissement qui, lui, est moins bien défini que le droit national. Par ailleurs, certains acteurs privés, qui disposent de moyens économiques bien supérieurs au citoyen médian, peuvent influencer, en amont, les actions de l’État. La légitimité démocratique des tribunaux d’arbitrage internationaux ou du lobbying privé –  celui-ci étant parfois considéré comme de la corruption légale – est douteuse. Heureusement, les États et leurs parties prenantes ne sont pas dépourvus de recours pour réaffirmer leur souveraineté. Les AII peuvent être abrogés ou renégociés pour mieux délimiter l’espace exclusif réglementaire étatique. Les activités des groupes de pression peuvent être rendues plus transparentes.

Ainsi, rien n’exige que la puissance publique cède à la puissance privée ni que l’intérêt général ne soit sacrifié pour satisfaire d’étroits intérêts privés, qu’ils soient nationaux ou internationaux.

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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