La théorie du « grand remplacement » au prisme de la musique

La théorie du « grand remplacement » au prisme de la musique

A SKEMA Business School, l’électif ThinkForward, proposé aux étudiants de Licence et de Master, cherche à donner corps au SKEMA Way of Learning : des approches innovantes, pluridisciplinaires, une dialectique entre la théorie et le terrain mais aussi la transformation des étudiants en auteurs ; auteurs de leur parcours bien sûr mais aussi producteurs de savoirs sous la conduite de leurs professeurs. Aussi, nous sommes fiers de vous présenter, dans la rubrique « Consilience », cette première série écrite par trois d’entre eux.

Comme l’a montré Jean-Philippe Denis dans son ouvrage Introduction au hip-hop management, la musique est une porte d’entrée idéale pour saisir la société et ses évolutions. Dans cet article Doudja Abbas Terki, Romane Chapoulart et Inès Chenouf proposent d’aborder la thématique du « grand remplacement », devenue une antienne de l’extrême-droite, à travers la variété française, notamment le rap. Elles montrent à la fois le manque de fondement mais aussi les dangers d’une telle thèse, à une période où, plus que jamais la République doit pouvoir fédérer l’ensemble de nos concitoyens autour de valeurs universelles.

Rodolphe Desbordes et Frédéric Munier, Professeurs à SKEMA Business School

«Le grand remplacement, c’est ta fille qui me kiffe. Qui va me faire des enfants et ils auront mon pif. »

Voici une réponse sans détours offerte par le rappeur Younès à la théorie du « grand remplacement ». Cette thèse, développée par l’écrivain et essayiste Renaud Camus, se caractérise par l’idée que les peuples d’Europe occidentale seraient en passe d’être remplacés par une population, une culture et une religion étrangère. Sont visés avant tout l’Afrique et l’Islam. C’est ainsi qu’Éric Zemmour, l’un des porte-voix de cette thèse, évoque fréquemment la « halalisation » de certaines parties de la France. Ce thème n’est pas nouveau dans le discours public français. Avant même la Première Guerre mondiale, des hommes politiques et des romanciers craignaient déjà que les peuples des colonies d’Asie et d’Afrique n’arrivent en masse en France. Les livres qui s’emparaient de cette psychose, tels l’invasion noire (1894) ou l’invasion jaune (1909) d’Émile Driant, se vendaient à des millions d’exemplaires. Cette peur d’une intrusion étrangère dans un substrat français pensé comme pur concernait bien des domaines à l’époque mais, bizarrement, moins la musique. Et pourtant, comme l’écrivain et prix Nobel J.M.G Le Clézio le soulignait dans son ouvrage La ritournelle de la faim, le Boléro de Ravel (1928) est la première œuvre de musique classique à introduire des motifs empruntés à la musique africaine, avec son crescendo lent et hypnotique de près de 15 minutes. Dans les mêmes années d’ailleurs, le jazz émergeait à la confluence des héritages africains et occidentaux. Aujourd’hui, cette indéniable « africanisation » de certains pans la musique occidentale constitue une avancée pour certains tandis que d’autres la craignent.  C’est que les théoriciens racistes défendent l’idée que les civilisations et les cultures doivent éviter le mélange sous peine de provoquer des tensions, voire des guerres. Nous aimerions précisément aborder la question de la musique pour la confronter à la thèse du grand remplacement et montrer son manque de fondement mais aussi ses dangers.

L’apport de l’immigration dans l’industrie musicale

La musique fait voyager nos sens. Mais la musique elle-même a voyagé dans les valises des musiciens qui ont dû quitter leur terre natale et migrer vers de nouveaux horizons.  C’est qu’en effet, l’évolution des styles, sonorités, rythmiques au sein de la musique française est le fruit d’un brassage culturel.  Il est important de rappeler que la France est une terre d’immigration, au moins depuis la fin du XIXe siècle . Si les premiers immigrés étaient issus des pays frontaliers notamment l’Allemagne et la Belgique, c’est la reconstruction et la baisse démographique liée à la Première Guerre mondiale qui ont lancé les premiers appels à l’immigration. On estime le choc démographique de la Première Guerre à un perte d’environ 1,7 million de personnes. Les immigrés arrivent des pays pauvres du Sud et de l’Est de l’Europe. Ainsi, l’angoisse démographique et identitaire prend forme, un climat xénophobe se développe, nourrissant les peurs liées à un métissage culturel, source de tensions. Cette idée, déjà présente chez Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races (1853), est largement reprise par des écrivains et théoriciens d’extrême-droite.  

Durant l’entre-deux-guerres, nombre d’Italiens et d’Espagnols arrivent en France pour fuir les régimes autoritaires fascistes et franquistes. En 1931, on compte environ 2,7 millions d’immigrés. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les immigrés représentent moins de 6% de la population. Parmi eux, certains deviennent des artistes français. Songeons à Yves Montand, de son vrai nom Ivo Livi, dont la famille a fui le fascisme lorsqu’il avait deux ans, et qui est devenu l’un des plus grands chanteurs français. Si aujourd’hui, l’intégration des Italiens en France est considérée comme une réussite, une « assimilation à la française », il n’en pas toujours été le cas comme l’ont démontré les historiens Gérard Noiriel et Marie-Claude Blanc-Chaléard. Durant des décennies, les immigrés italiens et leurs descendants ont été surnommés « Ritals », « Babis », « Italboches », « Christos », « Piémontais », « Napolitains » ou encore « Macaronis » ; autant de surnoms qui témoignent de l’hostilité et de la xénophobie qui a longtemps prévalu à leur endroit. L’écrivain nationaliste Louis Bertrand a comparé en son temps leur arrivée à une nuée de sauterelles dans un roman au titre suggestif, L’invasion (1907). Si, malgré une culture proche et une religion commune, le rapprochement entre Italiens et Français ne s’est opéré que difficilement, c’est que ces derniers craignaient des formes de concurrence déloyale, particulièrement les artisans, les ouvriers ou les commerçants.

L’après Seconde Guerre mondiale est marqué par de fortes migrations vers la France. Cette fois-ci, l’hexagone fait appel à une main d’œuvre largement extra-européenne, souvent issue de ses colonies ou ex-colonies. Ainsi, pour reconstruire le pays, plus d’un million d’Africains arriveront en France en moins de 15 ans. Pour ces personnes, le plus souvent installées à l’extérieur des villes dans des bidonvilles ou des grands ensembles, la musique devient un vecteur de regroupement, entre chaleur et mélancolie. Elle sert ainsi de purgation des passions et de journal de vie permettant d’aborder les sujets les plus sensibles comme la Guerre d’Algérie.  

Ces vagues de migrations successives ont indéniablement marqué la musique française. Ainsi, l’immigration espagnole a-t-elle apporté de nouvelles sonorités, que l’on retrouvera par exemple chez Michel Sardou avec la réappropriation des guitares andalouses à la fin des années 1970 dans je vais t’aimer.Ces mêmes sonorités seront reprises des décennies plus tard par Kendji Girac. Dans un autre registre, Nassim Maalouf, trompettiste, immigré libanais, arrivé en France à 23 ans et élève de Maurice André au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris inventa dans les années 1960 « la trompette arabe », une trompette à quatre pistons dite « microtonale », dont le quatrième piston permet de jouer les quarts de tons, essentiels à la musique arabe. Son fils, Ibrahim Maalouf, trompettiste également, compose des musiques fondées sur un mélange des genres passant du jazz à la musique orientale ou au rock. Thierry Fabre écrit à propos d’Ibrahim Malouf en 2016 qu’il incarnait « la voie du métissage ». Cet exemple montre combien la musique est un vecteur d’intégration des populations nouvellement françaises et non une arme d’invasion.

Le regroupement des populations immigrées donne aussi naissance à une nouvelle langue , elle-même métissage du français et de la culture d’origine. La musique est un domaine d’innovation permanente, comme l’a bien montré Albéric Tellier. Elle permet par exemple d’introduire de nouveaux termes. L’adverbe interrogatif « wesh », par exemple, qui vient de l’arabe dialectal traduit par « quoi ? » ou « qu’est-ce que ? », fait son entrée dans le petit Robert en 2009. Le mot est d’ailleurs pleinement utilisé par la culture urbaine et notamment par l’artiste JUL, avec le titre Wesh alors visionné plus de 75 millions de fois. La musique se révèle donc être un vecteur d’intégration de nouveaux termes dans la langue française, ce qui renforce cette dernière et la rend plus riche comme l’a souligné le linguiste Alain Rey . La meilleure preuve en est l’appropriation de ces mots, thèmes et rythmes par des chanteurs identifiés comme « français ». Dans les années 1980 par exemple, Michel Sardou, considéré comme un monstre sacré de la chanson traditionnelle, sort la chanson Musulmanes qui traite des femmes algériennes de Ghardaïa. On retrouve dans cette chanson un fort orientalisme, avec un paysage idéalisé et des femmes algériennes sublimées « j’envie ceux qui les ont connues », « Vierges de pierre au corps de Diane ». La chanson est marquée par la présence de youyous et des cris émis par les femmes d’Afrique du Nord. Ce succès sera marqué par un prix aux victoires de la musique en 1987 dans la catégorie « chanson de l’année ». En parallèle, de nouveaux styles musicaux se développent dans l’hexagone et conquièrent une grande partie des Français. Le Raï, genre musical populaire algérien, par exemple, s’introduit peu à peu dans la variété française, en particulier la chanson Aicha interprétée par Cheb Khaled, écrite par Jean-Jacques Goldman rencontre un succès incroyable. Plus récemment, des styles nouveaux, eux-aussi hybridés, sont nés de la rencontre de l’Afrique et de l’Europe. C’est le cas de l’afro trap. Mélange de sonorités africaines et de rap, ce style musical, né en France, a été porté sur le devant de la scène par l’artiste MHD dès 2010. Qualifié par ARTE de « musique d’une génération qui a grandi les oreilles entre l’Afrique et les États-Unis », il est désormais très apprécié en France mais aussi à l’étranger.  

La théorie du grand remplacement : un sujet polémique au cœur de la musique

Pour revenir aux Trente Glorieuses, nul doute qu’à cette époque, les difficultés d’intégration ont été réelles. Certes, les étrangers arrivant en France trouvaient un emploi mais ils étaient pour la plupart des hommes, seuls, dont le but était rarement de fonder un foyer pour s’intégrer. En outre, la guerre d’Algérie a créé une situation inédite : pour la première fois, l’État français était en guerre avec une population qu’il avait tenté d’intégrer, au moins officiellement. La communauté algérienne a alors été regardée avec méfiance puis rancune. A partir de 1962, ces « Français musulmans » (le statut des « indigènes » en Algérie française), sont devenus des étrangers. Une décennie plus tard, la situation économique se détériore avec la crise. Ce contexte économique crée un climat social tendu. Les places sur le marché du travail deviennent plus chères. Le gouvernement de Jacques Chirac prend alors une décision capitale pour l’histoire de l’immigration française ; après avoir mis à fin à l’immigration pour motif économique en 1974, dans le contexte de la récession, il autorise en 1976 le regroupement familial sous certaines conditions. Une partie des migrants de travail s’installent alors avec leur famille en France. Néanmoins, il est important de souligner que les familles algériennes sont exclues de ce droit pour des raisons liées au contentieux de la guerre d’Algérie. Les étrangers en France représentent alors 3,8 millions d’habitants.

Il aura fallu une dizaine d’années pour que la présence de ces descendants d’immigrés, devenus Français ou pas, alimentent un discours xénophobe autour notamment du Front national – aujourd’hui Rassemblement national – dont la première percée électorale remonte aux élections européennes de 1984. Mais l’expression de « grand remplacement » n’est pas née dans les rangs du parti d’extrême-droite même si, depuis, elle a été reprise à l’envi par les leaders de cette mouvance. Elle est apparue sous la plume d’un homme que rien ne prédisposait à devenir le porte-étendard des extrêmes droites : Renaud Camus. D’abord engagé à gauche, l’écrivain a glissé à l’extrême-droite : en 2010, dans son Abécédaire de l’in-nocence, il introduit la notion de « grand remplacement » avant d’en faire le titre d’un de ses livres. Comme ses prédécesseurs du début du XXème siècle, Camus dépeint une France qui serait envahie par les étrangers sous l’effet d’une natalité déclinante et d’une immigration galopante. Dès lors, la communauté arabe, dernière arrivée, retrouve le statut des Italiens des années 1930, comme l’évoque Marie-Claude Blanc-Chaléard : « L’Italien, misérable et dernier arrivé, est la cible privilégiée. Il est ce que sera l’Arabe dans la deuxième moitié du XXème siècle. On le décrit d’ailleurs frisé et basané ».

Il est frappant que, dans ce contexte, la musique soit devenue un moyen d’expression politique pour les enfants de cette première vague d’immigration, nés dans les banlieues françaises. Youssoupha, Oxmo Puccino, Kery James, IAM, NTM et bien d’autres sont devenus des porte-paroles des quartiers populaires.  Lettre à la République (2012) de Kery James apostrophe directement l’intelligentsia française. Les conditions des immigrés en France sont pointées du doigt et notamment les questions liées à l’intégration. C’est une réponse à la théorie du grand remplacement qui est donnée par le rappeur :  si les Africains sont aujourd’hui présents en France métropolitaine, ce n’est pas en vertu d’un projet d’invasion mais en raison de la colonisation. À ce titre, il écrit « ce passé colonial c’est le vôtre, c’est vous qui avez choisi de lier votre histoire à la nôtre ». Pour le rappeur, les immigrés n’ont pas à supporter les réactions xénophobes dans la mesure même où l’État français serait responsable de l’échec du modèle qu’il a lui-même créé. Si ce modèle d’intégration à la française ne fonctionne pas, c’est à cause d’un communautarisme de facto, notamment parce « qu’on ne s’intègre pas dans le rejet, dans les ghettos français, parqués entre immigrés ».  Kery James est revenu sur ses propos en les nuançant dans son texte Banlieusard où il appelle les jeunes des quartiers à ne pas adopter des comportements victimaires. Selon lui, les banlieusards ne doivent pas tout attendre de la part de l’État et devenir des assistés « On n’est pas condamnés à l’échec » / « Tu ne peux pas laisser s’évaporer tes rêves en fumée dans un hall enfumé, à fumer des substances qui brisent ta volonté, anesthésient tes désirs et noient tes capacités ». Kery James illustre les problématiques liées à l’intégration et l’ascenseur social dans les banlieues à travers son long-métrage Banlieusard coréalisé avec Leila Sy et sorti en octobre 2019 en collaboration avec Netflix. Si l’opposition radicale qu’il trace entre la banlieue et le reste du territoire n’est pas exempte de manichéisme, elle donne à penser le malaise qui s’est emparé d’une partie du territoire français et de sa population…

Face à ces changements de grande ampleur, dont la musique française est le témoin, Renaud Camus, a mis son talent d’écrivain au service d’une idéologie : stopper l’immigration africaine et renvoyer les étrangers dans leur pays d’origine afin d’enrayer la transformation de la France. Selon l’Insee, pourtant, point de grande vague migratoire ; le nombre d’immigrés n’est passé que de 7,4% de la population française en 1975 à 9,7% en 2018. Au 1er janvier 2018 moins de 5% de la population européenne possédait une nationalité extérieure à une nationalité européenne : pour Renaud Campus cela suffit pour parler d’« invasion » et qualifier l’Europe de « passoire ». C’est que Camus réfute les statistiques et leur oppose « une réalité de tous les jours que les gens peuvent observer chaque fois qu’ils descendent dans la rue ou prennent leur voiture ». Cette « réalité » n’est autre que celle du faciès. Camus et ses partisans considèrent que des personnes extra-européennes ne pourront jamais devenir véritablement françaises. De façon générale, ils récusent l’idée même d’intégration ; un argumentaire classique chez les penseurs racialistes, racistes ou culturalistes pour lesquels la rencontre des cultures ne peut se faire que sur le mode de la confrontation et de la dégradation des cultures d’origine. Ainsi, à leurs yeux, l’évolution de la musique française symboliserait la décadence de la France ; l’immigré ne saurait constituer une richesse pour le pays ni un apport culturel supplémentaire. 

En réponse à ces idées, le démographe Hervé Le Bras a répondu à Renaud Camus en montrant que le véritable changement démographique d’ampleur qui aujourd’hui touche la France est le passage d’une société relativement sédentaire à une société d’origine mixte et nomade. Une typologie que l’économiste Pierre-Noël Giraud utilise dans son ouvrage Mondialisation Émergence et Fragmentations, où il oppose les « sédentaires » et les « nomades » afin d’illustrer les « perdants » et les « gagnants » de la mondialisation.

L’exemple du rap : grand remplacement ou signe d’intégration ?

Le contexte des vingt dernières années a été particulièrement porteur pour les idées de Renaud Camus et d’Eric Zemmour : attentats du 11 septembre 2001, crise de 2008, taux de chômage élevé et crise des réfugiés ont alimenté des peurs, des tensions communautaires et des angoisses identitaires. En France, comme à l’étranger, la figure de l’immigré devient le réceptacle de toutes les frustrations et des réactions populaires.

A rebours de ces clivages culturels et politiques, la musique issue d’une rencontre entre l’Afrique et l’Occident a connu un grand succès. C’est notamment le cas du rap, contemporain de la première « marche des beurs » en 1983. Issu des quartiers populaires, politisé et engagé, il dénonce les conditions de vie, les inégalités et les discriminations que vivent les « banlieusards ». La violence verbale de certains de ses représentants en a fait un style musical souvent décrié par l’opinion publique. Pourtant, ce genre musical devient incontournable et concourt à la bonne santé du marché français de la musique. En 2017, le rap représentait 40% des titres écoutés en streaming en France. Depuis 2018 il domine le marché. Pas étonnant que les rappeurs aient signé avec les plus grandes maisons de disques telles que Sony France, Universal ou Warner aux côtés de Johnny Hallyday. Au DD, du groupe PNL est la première chanson de rap français à intégrer le top 30 mondial des chansons les plus streamées (Les Inrockuptibles). François Hollande, en février 2020, dans une interview à Konbini affirme que « le rap est l’avenir de la chanson française ». Le top 20 des meilleures ventes de l’année 2019 confirme ses propos, on retrouve 8 rappeurs sur les 20 artistes présents dans le top 20 dont 4 aux 6 premières places. L’album Etoiles vagabondes de Nekfeu se place en seconde position devant Johnny Hallyday (Snep). Le rap est dans nos écouteurs, dans nos radios, et même sur le petit écran. Réduire le rap à l’appropriation de la culture musicale française par des immigrés est une ineptie tant ce genre musical est divers, et regroupe des artistes éclectiques. Le rap séduit les Français et leur a permis de renouer avec une musique produite en France.

Bien évidemment le rap ne parle pas à tout le monde, il est majoritairement écouté par les moins de 30 ans. Il y a encore une scission évidente entre les artistes populaires et les chaînes traditionnelles à « la française ».  Aya Nakamura, 168 millions d’extraits vendus en 2019 avec sa chanson Djadja, est l’une des artistes françaises les plus en vogue. Cette musique urbaine RnB qui mélange, rythmes afros et paroles en français n’est plus l’apanage des quartiers populaires.  Malgré sa notoriété, la chanteuse raconte que certains journalistes des plus grandes chaines de télévision ne sont pas capables de prononcer son nom correctement. C’est également le cas pour la génération des baby-boomers qui voit le rap comme « du bruit plus que de la musique », cette réaction n’est pas sans rappeler celle provoquée par l’arrivée du Rock’n’Roll dans les années 1970 en Grande-Bretagne. Considéré à l’époque comme une musique d’arriérés, de sauvages, ce dernier a pourtant été le symbole de toute une génération ! Le Rock’n’Roll était le reflet de la société de la fin du XXe siècle comme l’est aujourd’hui le rap pour la France de 2020. Il est facile de comprendre que Starmania n’aurait jamais existé si la société française était restée coincée au début du siècle dernier. Le charleston serait toujours la musique à la mode et nous porterions encore les costumes si emblématiques des années folles. Pourtant, même la variété française des années 1980 est décriée par les partisans du grand remplacement qui y voient le début de l’intégration des cultures africaines et arabes dans la musique française. Selon eux, « la musique de Balavoine et des autres a préparé le terrain » (France info, La justice ouvre une enquête sur des messages racistes publiés sur un groupe Facebook de policiers).

A vrai dire, cette rhétorique est ancienne. Les adeptes de la théorie du grand remplacement fantasment et idéalisent une société française du passé résumée sous le slogan « C’était mieux avant ». En réalité, le passéisme a presque plus de 2000 ans, le poète Horace en témoignait déjà, dans son Art poétique (v. 173-174) : « Mille incommodités assiègent le vieillard… Quinteux, râleur, vantant le temps passé, quand il était gosse, toujours à censurer les jeunes… » Parmi de nombreuses imprécations antiques et atemporelles, nous pouvons aussi citer celles de Valerius Caton dans ses Poetae minores (v. 178-182.) : « Est-ce ma faute si nous n’en sommes plus à l’âge d’or ? Il m’aurait mieux valu naître alors que la Nature était plus clémente. Ô sort cruel qui m’a fait venir trop tard, fils d’une race déshéritée ! ».

Les adeptes de la théorie du grand remplacement s’appuient également sur la peur, en parlant de théorie du complot comme le fait Renaud Camus ou en assénant des chiffres tentant de rendre le propos légitime aux yeux de l’audience. Dire qu’il y a 2 449 mosquées en France, dont 318 Outre-mer sans préciser qu’il y a 3000 lieux de cultes protestants ou 42 258 églises et chapelles paroissiales n’a pas le même effet que de dire que les mosquées représentent moins de 2% des 100 000 édifices religieux en France métropolitaine. Pourtant, les deux informations sont exactes. Les figures de styles visant à générer la peur chez les lecteurs et auditeurs sont nombreuses et compliquées à déceler. La peur est le meilleur allié de la théorie du grand remplacement, c’est un sentiment primitif difficile à éradiquer avec des propos rationnels. Il s’appuie aussi sur la dénonciation de certains textes, notamment de rap ou de RnB, qui peuvent être agressifs. Mais c’est oublier que le sentiment essentiel véhiculé par cette musique est l’espoir, non la revanche et encore moins la conquête.

La variété française n’est finalement autre que l’expression populaire et le reflet de la société française contemporaine. Avant de parler de grand remplacement musical, nous devrions peut-être essayer de mieux comprendre cette société française, cosmopolite, composée de Français de divers horizons avec ses fractures, ses failles mais aussi ses succès. C’est ce que à quoi s’est employé Laurent Mucchielli dans un excellent ouvrage sorti en 2020 et intitulé La France telle qu’elle est. Pour en finir avec la complainte nationaliste. Mais le travail de mise en perspective et de lutte contre des représentations erronées reste immense.

Selon nous, la théorie du grand remplacement est une fausse problématique. Le projecteur est braqué sur cette théorie choc et empêche les Français de se concentrer sur le fond du problème : la fracturation croissante de la société. Les politiques migratoires et les politiques de la ville successives n’ont pas permis aux populations immigrées de trouver leur place.

Tournons-nous vers l’avenir et de valorisons une identité commune. « L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence » (Amin Maalouf, Les Identités Meurtrières, 1999). L’identité ne se réduit pas à une seule appartenance, à une seule ethnie. Nous ne sommes pas condamnées à notre culture de naissance.

Les adeptes de la théorie du grand remplacement ne croient pas à l’assimilation et l’intégration des Français d’origines étrangères au sein de la culture et de l’identité française. Il y aurait une superposition entre ethnie d’origine et culture. C’est bien là, La Défaite de la pensée (Alain Finkielkraut, 1987), la mort de l’esprit des Lumières, de l’humanisme et de l’universalisme.  

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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Doudja Abbas TerkiDoudja Abbas Terki, Etudiante en PGE, SKEMA Business School

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Romane ChapoulartRomane Chapoulart, Etudiante en M2 en droit des affaires et management SKEMA Business School et Université du Littoral Côte d'Opale

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Inès ChenoufEtudiante en double cursus, PGE et Master Droit des Affaires, SKEMA Business School et Université du Littoral Côte d'Opale

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