La mesure de la valeur est supposée être l’une des forces de nos économies dominées par les métriques. Et pourtant, la vraie valeur des choses est souvent ignorée, au risque d’aboutir à des catastrophes. Dans le monde qui vient, l’un des défis de nos sociétés sera de mieux apprécier la valeur afin de mettre en place des politiques nationales et multilatérales visant à la préserver.
Schématiquement, on peut distinguer deux types de systèmes économiques. Dans une économie planifiée, l’État fixe les prix et alloue les ressources. Dans une économie capitaliste, ces fonctions sont réalisées au travers du jeu du marché. Très souvent, ni l’un ni l’autre de ces systèmes ne donnent leur juste valeur aux biens et services que nous produisons et consommons. La pêche de la baleine en est un exemple frappant.
À la suite de la première révolution industrielle, L’homme a pêché la baleine pour utiliser sa graisse comme composante dans la production de produits cosmétiques, alimentaires, ou industriels. Cette exploitation effrénée a conduit à la quasi-extinction de ce mammifère géant. Bien que des quotas aient été mis en place à partir de 1946, ils ne furent pas toujours respectés. Un tragique exemple est celui de L’Union Soviétique. Ce pays a constamment violé les quotas, tuant par exemple 18 fois plus de baleines à bosse que permis.
L’affreuse ironie de ce crime environnemental est qu’il était dépourvu de logique économique. La demande pour l’huile de baleine, et par conséquent la valeur de cette dernière, était faible en Union Soviétique. Néanmoins, la planification économique soviétique dictait qu’un grand nombre de baleines devait être tué pour satisfaire d’obscurs objectifs édictés par le Gosplan, l’organe chargé en URSS de la planification économique. Les capitaines de bateaux étaient récompensés lorsqu’ils remplissaient ou dépassaient leurs objectifs. Comme a pu le remarquer le scientifique russe Berzin qui a contribué à la révélation de cette pêche illégale et destructrice, la surpêche des baleines souligne l’absurdité, l’irrationalité, et la criminalité qui peuvent affecter une économie planifiée. Néanmoins, l’économie de marché n’est pas non plus toujours capable de donner une juste valeur à notre production et consommation, notamment quand celles-ci génèrent des externalités, c’est-à-dire des effets sur des personnes qui ne sont pas parties-prenantes de l’échange. Pour reprendre l’exemple des baleines, une étude récente du FMI estime que la valeur de chacune d’entre elle approche les deux millions de dollars, ce qui représente bien plus que de la graisse et la chair que l’on exploite habituellement chez ces mammifères marins. En effet, il faut également prendre en compte leur contribution à l’industrie du tourisme, mais aussi leurs excréments qui « fertilisent » les mers et favorisent la croissance du phytoplancton. Celui-ci est un élément clé de la chaine alimentaire marine et de plus produit 50% de l’oxygène que nous consommons en capturant 40% du CO2 produit. Cet organisme peut être ainsi perçu comme le second poumon de la Terre, à côté de la végétation terrestre. De plus, chaque baleine séquestre 33 tonnes de CO2. Les auteurs calculent qu’une augmentation conséquente du nombre de baleines conduisant à une augmentation de seulement de 1% de la production du phytoplancton serait équivalent à la plantation de milliards d’arbres, une solution souvent proposée pour ralentir le réchauffement climatique.
Le climatologue anglais James Lovelock propose depuis plusieurs décennies l’hypothèse Gaïa, selon laquelle la terre forme un super-organisme auto-régulé. Même si cette vision est sujette à controverse, il est difficile de ne pas voir dans notre ignorance de la pleine valeur des baleines notre néfaste contribution à la perturbation de l’homéostasie environnementale.
Plus généralement, le cas des baleines est emblématique de la difficulté à valoriser et protéger nos biens communs dès lors que leur contribution est réduite à une stricte valeur comptable ou marchande. Comprendre l’apport de la nature à notre bien-être nécessite une approche par la consilience tandis que préserver notre environnement ne peut avoir lieu sans une action internationale coordonnée.