L’armée, le renseignement et la consilience

L’armée, le renseignement et la consilience

Dans une époque marquée par de fortes incertitudes, chacun cherche à mieux anticiper le futur. Dans le domaine de l’armée et du renseignement, il est frappant que les hauts responsables, au-delà des questions tactiques ou technologiques, adoptent des démarches transdisciplinaires, proches de la consilience.

Lors des cérémonies du 14 juillet 2019, l’inventeur Franky Zapata a survolé les Champs-Elysées sur son aile volante sous les yeux étonnés de la foule présente et des spectateurs. A certains égards, la fiction rejoignait la réalité tandis que le vieux rêve de l’homme – voler dans les airs – s’accomplissait en toute simplicité. Derrière cet évènement spectaculaire se cache une révolution de fond : l’armée française fait désormais appel à des ressources extérieures pour penser et préparer son futur.

Parmi ces ressources, l’une des plus récentes est l’Agence de l’innovation de défense, créée en septembre 2018 et dirigée par Emmanuel Chiva. Cet ancien élève de l’ENS est docteur en biomathématiques, spécialisé dans des domaines allant de l’intelligence artificielle au biomimétisme. Ouverte sur l’extérieur, l’agence se donne pour but de « favoriser l’expérimentation (et) l’innovation dans tous les domaines du soutien nécessaire aux forces armées ». Elle a annoncé en juillet dernier qu’elle allait se doter de moyens nouveaux avec la constitution d’une « Red Team » composée de quatre à cinq auteurs de science-fiction. La notion de « Red Team » est empruntée au vocabulaire de la cybersécurité ; il désigne des équipes chargées de challenger la sécurité informatique d’une entreprise, de sensibiliser ses équipes aux risques de piratage. Dans le cas de l’Agence de l’innovation de défense, cette Red Team d’écrivains visionnaires sera chargée de « proposer des scénarios de disruption » à l’armée, en d’autres termes à imaginer les menaces du futur mais aussi les réponses que les stratèges de demain pourraient y apporter. Le recours à des civils, non formatés par la pensée militaire, doit permettre de faire émerger des risques et des solutions « out of the box ». 

A vrai dire, cette innovation française s’inspire largement d’exemples étrangers, notamment des États-Unis. La comparaison entre les deux pays est d’ailleurs intéressante. En effet, l’armée américaine publie régulièrement des rapports qui exposent des scénarios prospectifs. Eux aussi croisent l’expertise de différents secteurs dans le sillage de la « Revolution in Military Affairs » lancée au début du nouveau siècle. Ceux-ci mettent souvent l’accent sur l’apport des innovations technologiques capables d’assurer aux États-Unis le leadership militaire : drones, surveillance par satellite, missiles « intelligents »… C’est qu’en effet, l’art de la guerre est bouleversé aujourd’hui par de nouvelles menaces, notamment les conflits asymétriques.  Comme l’a souligné Bertrand Badie dans un récent ouvrage, la particularité des conflits actuels est qu’ils ne sont plus tant l’expression d’une compétition entre grandes puissances que le symptôme d’un affaiblissement des États, quand ils ne riment pas tout simplement avec leur décomposition ; pensons à la Libye, la Somalie, la Syrie actuellement. On comprend alors que pour répondre à ces menaces, l’état-major américain cherche aujourd’hui de nouveaux moyens et de nouvelles stratégies. Il existe en tout cas une abondante littérature issue des rangs de l’armée américaine qui discute des futurs possibles de la guerre en recourant à une démarche interdisciplinaire.

Outre l’armée, il faut noter l’importance du renseignement outre-Atlantique, notamment le National Intelligence Council dont la mission repose notamment sur « l’intégration du renseignement ». Créée en 1979, cette agence, rattachée à la Maison-Blanche depuis 2004, est essentiellement composée de membres de la CIA mais recourt également à des experts extérieurs. Depuis 1997, le NIC produit tous les quatre ans un rapport prospectif sur le monde à venir qui est proposé au président américain à chaque début de son mandat. En s’appuyant un vaste réseau de collaborateurs et en privilégiant une méthode « bottom-up », les auteurs cherchent à proposer différents scénarios prospectifs sur le monde des prochaines années dans le but d’éclairer les décisions du locataire de la Maison-Blanche. Pour ce faire, ils font littéralement « converger les savoirs » en dégageant des « hypertendances » (Megatrends) qui structurent déjà et structureront le monde à venir. Parmi elles, la démographie, l’économie, la technologie, la culture, la géopolitique, l’environnement, la gouvernance…

La convergence n’est pas la juxtaposition. Car, après avoir dégagé ces axes majeurs, les auteurs du rapport les articulent afin d’envisager plusieurs futurs possibles, à l’horizon de 5 et de 20 ans. Notons d’ailleurs que le dernier rapport en date du NIC est le plus sombre de tous ceux qui ont été publiés jusque-là puisqu’il envisage la possibilité d’une planète où la mondialisation aurait cédé la place à des zones continentales repliées sur elles-mêmes… L’idée qui guide en tout ce type de démarche est commune à toute réflexion prospective. Elle repose sur le postulat que l’avenir n’est pas écrit : il n’est pas la continuation du présent mais ce qui en diffère. Gaston Berger, le fondateur de la prospective en France résumait cela en une formule concise : « Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer ».

Dans des styles différents, les exemples des armées françaises et du renseignement américain illustrent l’importance de la consilience ; partir de différents champs, la technologie, la littérature d’anticipation, les préoccupations militaires et de sécurité, pour les faire converger vers un but commun ; assurer aux forces militaires et aux leaders politiques la capacité à anticiper et faire face à des menaces encore inconnues.

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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