Le réchauffement climatique est une réalité attestée dont les effets, désormais palpables, sont potentiellement néfastes pour la planète. Pourtant, il peut aussi être synonyme d’opportunités d’une manière inattendue. C’est le cas de la Russie pour qui s’ouvrent de nouvelles routes commerciales et des espaces riches en ressources.
La mondialisation actuelle est parfois décrite comme une « maritimisation de l’économie ». En effet, on estime que 90% du commerce mondial de marchandises (en tonnage) est aujourd’hui transporté par bateaux : tankers, vraquiers, porte-conteneurs sillonnent aujourd’hui les océans. Le site ourworldindata permet même de suivre le trafic maritime planétaire en temps réel pour qui voudrait se faire une impression de son importance.
Il y a un siècle, toutes choses étant égales par ailleurs, notre monde avait connu un phénomène analogue que l’historienne Suzanne Berger a appelé « la première mondialisation ». Cette période a correspondu à un vaste mouvement d’ouverture commerciale, essentiellement des économies européennes à l’époque, dans lequel les mers et les océans ont joué un rôle fondamental. C’est dans ce contexte d’ailleurs qu’ont eu lieu des percements de canaux transcontinentaux. Ceux de Suez (1867) et de Panama (1914) pour ne citer qu’eux ont permis de connecter des mers ou des océans et, ce faisant, de raccourcir drastiquement la durée des trajets par bateau. Si l’on ajoute à cela la hausse permanente des tonnages des navires et, à partir des années 1960, l’essor du transport par porte-conteneurs, il n’est guère étonnant que le prix du fret maritime ait baissé dans des proportions spectaculaires pour devenir le moyen incontournable de transport des marchandises.
La théorie économique relie cette baisse des coûts de transport à la hausse du commerce international au travers des modèles dits de « gravité ». Selon ces modèles, le volume d’échange bilatéral entre deux partenaires commerciaux augmente en fonction de leur taille économique et, inversement, chute en fonction de la distance, physique, institutionnelle, culturelle qui les sépare. Plus spécifiquement, on estime qu’un doublement de la distance maritime entraine une baisse de 15% du volume d’échange.
En ce début de XXIe siècle, la question des routes maritimes est à nouveau à l’honneur. Les « nouvelles routes de la soie » initiées par Pékin en 2013, nommées depuis « Belt and Road Initiative » (BRI), comportent une importante route maritime reliant l’Asie, l’Afrique et l’Europe en passant l’Océan indien et la mer Rouge. Après la Méditerranée au Moyen Âge, l’océan atlantique à l’ère moderne, l’océan pacifique à la fin du XXe siècle, c’est au tour de l’Indopacifique de devenir l’espace maritime le plus parcouru du globe. Ce basculement commercial engendre bien des convoitises géopolitiques dans un espace où sont présentes les marines chinoises, indiennes et américaines. Signe des temps d’ailleurs, Washington a fusionné en 2018 ses commandements militaires du Pacifique et de l’océan Indien pour créer un commandement intégré sous le nom de USINDOPACOM (« United States Indo-Pacific Command »).
Mais il est une route, moins connue, qui pourtant suscite un intérêt croissant : il s’agit de « la route du Nord ». Cette voie maritime qui passe par l’Arctique permet de relier les océans pacifique et atlantique. Elle comporte deux voies : celle du Nord-Ouest (« Northwest Passage ») qui longe le Canada et, surtout, celle du Nord-Est (« Northern Sea Route ») qui est à la fois plus courte et plus praticable à long terme. C’est pourquoi elle intéresse aujourd’hui particulièrement la Russie – qui borde l’océan arctique – mais aussi la Chine. Empruntée pour la première fois au XIXe siècle par un navigateur finlandais, elle a donné lieu au temps de l’URSS à des aménagements portuaires. Tout le problème est que l’océan glacial arctique était, jusqu’il y a peu, impraticable une bonne partie de l’année du fait de la glaciation des eaux. Or, selon les estimations des scientifiques, le réchauffement climatique pourrait rendre cette route accessible 65 à 75 jours par an d’ici 2080 contre 45 dans les années 1980 et environ 55 aujourd’hui. Il faut dire que, dans cette région, les températures durant les derniers étés ont été supérieures de 6 degrés à celles des années 1980-2010, ce qui conduit à une baisse spectaculaire de la calotte en septembre, un phénomène sans précédent depuis près de 1000 ans.
Pour certains pays, l’accès croissant à ce passage est une aubaine à plus d’un titre. D’abord, d’un point de vue économique et commercial, il réduirait de 40% le temps de trajet entre Shanghai et Rotterdam et ce, malgré la difficulté à naviguer du fait des glaciers. Notons toutefois que l’impact sur le volume commercé serait faible ; on a pu mesurer que pour la Chine par exemple, la hausse des exportations ne serait au mieux que de 0,9%. Mais d’autres avantages sont à prendre en compte. En effet, la montée des températures dans la zone aurait comme conséquence de favoriser l’augmentation des stocks de poissons tels que le maquereau, le haddock… Le recul des glaciers permettrait aussi d’exploiter des gisements d’hydrocarbures mais aussi de minerais. Enfin, ce passage est géopolitiquement plus sûr car moins touché par la piraterie que les routes passant par le détroit de Malacca, le Golfe d’Aden ou encore le Golfe de Guinée.
Ces nombreux avantages expliquent pourquoi la Russie a fait du nord de la Sibérie un nouveau front pionnier et y développe ses ports. Déjà aujourd’hui, la zone exporte 80% du gaz naturel russe, mais aussi 90% du nickel et du cobalt… Si les ressources pétrolières qu’il reste à exploiter sont difficiles à évaluer, Rosneft estime qu’elles pourraient être presque aussi importantes que celles d’Arabie saoudite. D’ailleurs, Moscou a inauguré en 2017 une méga-usine de gaz naturel liquéfié à Yamal, préfigurant d’autres installations de ce type. Mais Pékin n’est pas en reste : en 2018, la Chine a intégré la route du Nord à son vaste projet de routes de la soie sous le nom de « route de la soie polaire ».
On se trouve ici devant une série de dilemmes frappants qui font toute la spécificité de notre temps. Le premier concerne l’intrication entre l’échelle globale et l’échelle nationale. Le réchauffement climatique concerne certes l’ensemble du globe mais de façon différenciée. Aux yeux de Moscou aujourd’hui, il est surtout perçu comme une opportunité économique. Comment dans ces conditions envisager une politique globale de lutte contre le réchauffement climatique ? Le second dilemme concerne l’intrication entre les secteurs affectés par le réchauffement et les équilibres écologiques : si le commerce maritime, la pêche, l’exploitation de ressources peuvent profiter à la Russie demain du fait des hausses de températures, ces mêmes conditions climatiques provoquent également la fonte du permafrost en Sibérie, potentiellement porteuse de terribles conséquences écologiques avec la libération de grandes quantités de carbone dans l’atmosphère ou de microbes en hibernation. La route de la soie russe incarne ainsi l’extrême difficulté à entreprendre une action politique globale en faveur de l’environnement quand un phénomène engendre des gagnants et des perdants qui ne sont pas situés dans les mêmes sphères et que les bénéfices et coûts ne suivent pas le même échéancier temporel.
Pour sortir de ces dilemmes, il semble de plus en plus important d’adopter une approche holistique, dans laquelle le court-termisme économique est modéré par des objectifs de développement durable. Ce n’est plus céder à l’alarmisme que de considérer que le changement climatique, malgré les opportunités qu’il peut créer pour certains pays, met en péril la survie d’une partie de l’espèce humaine.