La pandémie de Covid-19 a mis à l’épreuve notre système sanitaire et, plus largement, l’ensemble et de nos sociétés. Dans la plupart des pays développés, les gouvernements ont recommandé le passage au télétravail. Cette manière de travailler qui renoue à certains égards avec des usages anciens impacte nos sociétés modernes, reconfigure notre relation au travail et interroge plus largement nos modes de vie. Jusqu’où le télétravail marque-t-il un tournant dans l’histoire sociale des entreprises ?
Le télétravail, une forme actualisée du putting-out system ?
Le télétravail est une activité professionnelle salariée effectuée à distance du lieu où son résultat est attendu. Il diffère du travail à domicile qui désigne une activité indépendante s’effectuant en dehors du cadre salarial. Ces formes de travail à distance sont-elles nouvelles ?
Non, rappelons que durant des siècles, notamment à l’âge de la proto-industrialisation, on a pratiqué le travail à distance, dans un rapport salarié ou pas. Ce que les historiens appellent aujourd’hui le « putting-out system» consistait alors pour un « fabricant » à confier des matières premières et des consignes à des travailleurs à domicile. Une fois achevée, leur production devait être rapportée au fabricant. Il s’agissait le plus souvent d’une activité textile destinée à venir compléter de maigres revenus agricoles. Avec l’essor de l’industrialisation et du salariat, l’usine devient le lieu de travail unique, entrainant le déclin du travail à domicile, à l’exception de quelques activités telles que la lingerie et les jouets. En 2017, selon une étude de la DARES, seule 3% de la population pratiquait le télétravail de manière quotidienne.
Peut-on considérer que l’essor récent du télétravail renoue avec le putting-out system ? En un certain sens oui, même si, comme le soulignent Sarah Abdlenour et Sophie Bernard, le télétravail actuel comporte une dimension radicalement nouvelle : le contrôle en temps réel des tâches exécutées à distance. Ces pratiques de surveillance certes condamnées par la CNIL tranchent radicalement avec le passé.
Une société bouleversée par le télétravail ?
La crise sanitaire est venue bouleverser l’organisation du travail et des entreprises en imposant le télétravail non pas comme une option mais comme une obligation. La tendance devrait se poursuivre : une enquête de la Réserve fédérale d’Atlanta et de l’Université de Chicago a indiqué que la part des jours de travail passés à la maison devrait, dans les années à venir, tripler par rapport aux niveaux pré-Covid, soit passer de 8,4% à 20%. Pour le dire simplement, le télétravail qui, jusque-là, était une activité marginale s’est imposé en quelques mois comme une norme pour des dizaines de millions de salariés.
Si cette mutation s’est imposée, c’est qu’elle répondait à un objectif sanitaire. Elle se poursuivra car elle représente une source d’opportunités inattendues pour les entreprises : non seulement elle permet une réorganisation des espaces de travail mais elle génère des gains de productivité significatifs. Selon une étude, commandée par le Ministère français chargé de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique, le gain moyen de productivité en télétravail est de l’ordre de 22% l’an dernier, grâce à une réduction de l’absentéisme, à une meilleure efficacité et à des gains de temps. Si le bilan économique du passage au télétravail est largement positif, qu’en est-il de ses conséquences sociales ?
Le télétravail n’est pas une panacée
En la matière le bilan est plus nuancé. Le sociologue François de Singly souligne que « le confinement a été révélateur des inégalités qui structurent la vie familiale ». En effet, si 47 % des cadres masculins disposent d’une pièce pour travailler, c’est le cas de 29 % des femmes seulement. Comme le notait déjà Virginia Wolf dans Une chambre à soi, il est difficile de cloisonner vie professionnelle et vie de famille en l’absence d’espaces dédiés. Les inégalités se poursuivent dans la répartition des tâches familiales : 47% des femmes déclarent passer plus de 4 heures par jour à s’occuper des enfants, contre 26% des hommes.
Outre les inégalités familiales, le télétravail a eu tendance à creuser les inégalités sociales. Les employés plus éduqués et mieux rémunérés sont plus susceptibles de travailler à domicile comme le montre le graphique ci-dessous. Ils continuent donc à être payés, à développer leurs compétences et à faire progresser leur carrière. Dans le même temps, ceux qui ne peuvent pas travailler à domicile – soit en raison de la nature de leur travail, soit parce qu’ils manquent d’espace ou de connexion Internet appropriée – sont laissés pour compte. Le télétravail risque ainsi d’engendrer un marché du travail à deux vitesses.
Enfin, le télétravail peut aussi être vecteur de risques psycho-sociaux : 58% des salariés en télétravail total sont en détresse psychologique, selon le cabinet Empreinte humaine. Les personnes vivant seules, ou bien ayant un cercle social restreint peuvent faire face à un sentiment d’exclusion : une désaffiliation sociale que Robert Castel définissait en 2009 comme « le décrochage par rapport aux régulations à travers lesquelles la vie sociale se reproduit et se reconduit ». Rappelons que les relations de travail sont déterminantes dans la construction de notre identité professionnelle et sa narration.
Si l’ensemble de ces risques est réel, le travail à distance a pourtant de beaux jours devant lui comme le montre l’augmentation forte et constante des travailleurs indépendants et des freelances. Il devient d’ailleurs un élément clé de la « marque employeur » des entreprises, aussi bien en termes de rétention que d’attractivité. Selon une nouvelle étude Citrix, plus de la moitié des personnes sondées estiment que les entreprises passeront à côté des meilleurs talents si elles ne proposent des options de télétravail.
Cette hausse concerne tant les travailleurs les plus qualifiés et que ceux qui le sont moins. Pour les premiers, ce nomadisme est choisi car il offre un surcroît de revenus, de flexibilité et de liberté dans « un cadre de travail plus réflexif et davantage axé sur le métier » comme le note Elisabeth Furdelle. Pour les seconds, le nomadisme est davantage subi et synonyme d’ubérisation du travail, de vulnérabilité et générateur d’inégalités sociales. A l’arrière-plan du travail à distance, c’est bien la question de la permanence du salariat qui se pose…