Les inégalités hommes-femmes ou le poids du temps long

Les inégalités hommes-femmes ou le poids du temps long

Notre monde moderne reste marqué par la permanence d’inégalités entre les sexes qui tranchent avec le discours égalitaire en vigueur. C’est que ces dernières plongent leurs racines dans le tréfonds de notre histoire à tel point que nos sociétés les ont pour ainsi dire « naturalisées ». C’est tout l’intérêt de récents travaux – notamment d’Alberto Alesina, très grand économiste récemment décédé – que de faire la lumière sur les origines de ces inégalités.

Selon l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ratifiée par 43 des 53 pays qui composaient l’ONU en 1948, « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Pourtant, nous observons encore à travers le monde de nombreuses discriminations, formelles ou informelles, articulées autour du genre, de la sexualité ou de l’origine ethnique. Ainsi, dans certains pays, les femmes sont sous-représentées dans la population active, et même, plus étonnamment, dans la population totale. Ces inégalités, relatives au rôle sociétal ou au bien-être, reflètent en partie des normes culturelles héritées de la révolution néolithique. Celle-ci, qui débuta dix mille ans avant notre ère, correspond au développement de l’agriculture ; de chasseurs-cueilleurs, les humains sont devenus des agriculteurs. Le surplus de nourriture généré fut fondamental pour favoriser l’émergence de civilisations complexes où un grand nombre d’individus interagissent, commercent et sont gouvernés ensemble. L’agriculture marqua également un bouleversement de la place des femmes dans la société.

Dans les tribus de chasseurs-cueilleurs, les femmes contribuaient au moins autant que les hommes à la survie du groupe, au travers de leurs activités de cueillette. Cela se traduisit par des rapports sociaux basés sur une probable absence de discrimination de genre. Le passage à une société sédentaire et agricole changea cela en poussant chaque genre à se spécialiser dans des tâches précises. Dans la plupart des sociétés, l’évolution fut la même et mena à une structuration patriarcale. L’homme, plus fort physiquement, se retrouva dans les champs, tandis que la femme fut chargée de tâches plus domestiques. Cette division de travail était particulièrement intense quand des céréales plutôt que des légumes-racines étaient cultivés. En effet, la production intensive de certaines céréales bénéficiait de l’usage d’outils lourds comme la charrue et leur consommation nécessitait un traitement préalable minutieux. Au fil du temps, cette division des tâches agricoles selon le genre contribua à la croyance communément partagée, que la place naturelle des femmes était dans le foyer familial et non pas en dehors, dans le monde du travail. Il est frappant d’ailleurs que cette croyance ait irrigué l’ensemble de la société, de la base au sommet. Pour l’Occident, on pense à Molière et à la célèbre tirade de Chrysale dans Les femmes savantes (Acte II, scène 7) :

Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas [un grammairien classique du 17e siècle]

Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas

(…)

Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,

Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens

Et régler la dépense avec économie

Doit être son étude et sa philosophie

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés

Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez

Ce passage a d’ailleurs été utilisé deux siècles plus tard par Camille Sée. Parlementaire républicain et promoteur de l’enseignement secondaire pour les jeunes filles, il a toutefois défendu une éducation différenciée pour les garçons et les filles en tenant l’argumentation suivante à la Chambre lors des débats parlementaires des 20-22 novembre 1880 :

 « Je n’examine pas la thèse de l’introduction des femmes dans les carrières dites libérales et dans les carrières administratives. Ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de la famille. Il est de leur intérêt, du nôtre, de l’intérêt de la société entière qu’elles demeurent au foyer domestique. (…) Chrysale a raison : il faut songer au pot-au-feu. »

Cette conception, on le sait, a perduré jusqu’à notre époque. C’est que, plus ancienne est une idée, plus difficile est son objectivation car, au fil du temps, elle est en quelque sorte « naturalisée » et érigée au rang de « vérité » communément admise. C’est tout l’intérêt de plusieurs articles récents que de remonter aux origines des inégalités entre hommes et femmes et de montrer la manière dont elles se sont construites, manière de les « dé-construire ». Ces études se basent sur de nombreux travaux ethnographiques et, plus remarquable encore, fournissent des tests empiriques permettant de juger de la validité et généralité des hypothèses présentées plus haut.

Le graphique ci-dessous, tiré de l’article de Hansen et al. (2015), résume un résultat clé : la présence des femmes dans la population active d’un pays donné en l’an 2000 est très fortement et négativement corrélée avec le nombre de milliers d’années écoulées depuis la transition agricole, définie comme la date à laquelle 50% ou plus des calories consommées sont provenues de plantes cultivées ou d’animaux domestiqués. Pour le dire autrement, les espaces entrés les plus précocement dans la transition agricole affichent aujourd’hui les inégalités de sexe les plus importantes sur le marché du travail.

Une deuxième étude, celle Alesina et al. (2013), corrobore quant à elle le fait que l’usage historique de la charrue a contribué aux inégalités sociétales homme-femme contemporaines. L’ensemble de ces éléments empiriques suggèrent que les discriminations actuelles ont été pour partie façonnées par l’introduction de l’agriculture.

Par ailleurs, l’agriculture du passé peut expliquer indirectement la condition sociale des femmes du présent. En effet, Hazarika et al. (2019) montrent que le ratio contemporain femmes-hommes est bien plus faible dans les pays où le potentiel agricole en 1500 après Jésus-Christ était médiocre et donc susceptible de créer des périodes de malnutrition. La combinaison d’un plus grand rôle social attribué à l’homme dans les sociétés agricoles et d’une faible production de nourriture conduisit à une division des ressources favorable aux hommes. Ces inégalités perdurent encore aujourd’hui et se manifestent dramatiquement par les millions de « femmes manquantes » mises en avant par le prix Nobel d’économie Amartya Sen en 1990.

La durabilité des effets de l’agriculture au travers de nos croyances culturelles est à la fois remarquable et troublante car elle souligne combien l’histoire nous façonne et, dans certains cas, nous emprisonne. Néanmoins, une vision déterministe de sociétés qui ne pourraient échapper à leurs trajectoires historiques n’a pas lieu d’être. Dans l’ensemble des études citées, L’agriculture explique 10% au plus des différences hommes-femmes. Le développement économique, l’éducation, et les politiques sociales sont autant de leviers d’influence que nous pouvons activer dès aujourd’hui pour satisfaire l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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