En 1989, dans un article prophétique, Edward Luttwak annonçait l’arrivée en force de la géoéconomie. Selon lui, dans le double contexte de mondialisation et de fin de la guerre froide, les rapports de force allaient davantage reposer sur l’économie que sur les moyens militaires. Les sanctions sans précédent de l’UE à l’encontre de Moscou après l’invasion de l’Ukraine ont redonné une actualité saisissante à cette révolution dans l’expression de la puissance. Mais sont-elles vraiment efficaces ?
***Les auteurs remercient les créateurs de la Global Sanctions Database pour avoir eu la gentillesse de partager leurs données.
Mondialisation et nouvelles formes de conflictualités
En 1983, Theodore Levitt annonçait l’avènement de la « globalisation ». Il pointait le fait que les marchés entraient dans une dynamique croissante d’interconnexion à l’échelle du monde. Le phénomène n’a pas faibli depuis : selon l’indice KOF en effet, l’intensité de la mondialisation a doublé en 50 ans. Cela se traduit par une intensification des flux économiques tant commerciaux que financiers : les pays échangent des biens et des services, lèvent des capitaux sur les marchés étrangers, ou investissent en dehors de leur territoire.
Dans le même temps et dans le contexte de la fin de la guerre froide, nous avons assisté à une évolution spectaculaire des formes de la guerre : tandis que les conflits interétatiques se sont faits plus rares, les tensions et conflits intra-étatiques ont plus que doublé. En 2020, on ne relevait que 3 conflits interétatiques dans le monde contre une cinquantaine de guerres civiles. Parmi elles, pensons par exemple à la Syrie, l’Éthiopie, au Myanmar, au Mali. Dans tous ces pays, l’État est aux prises avec des composantes de la société civile qui s’opposent entre elles et/ou à lui. Il s’agit de l’un des marqueurs de notre époque : la guerre, longtemps expression de la (sur)puissance des États, est aujourd’hui le plus souvent le signe de son effondrement.
Cette diminution du nombre de conflits interétatiques ne signifie pas pour autant que les États, notamment les plus riches et les plus puissants, aient renoncé à défendre ou à imposer leurs intérêts. Simplement, ils ont tendance à recourir à d’autres outils de puissance plus économiques que militaires. Ils pratiquent la géoéconomie, qui peut être définie, dans le cadre de la politique étrangère, comme l’usage d’instruments économiques pour influencer les objectifs politiques d’un autre pays. Ce glissement de la géopolitique militaire à la géoéconomie découle en grande partie de l’interdépendance engendrée par la mondialisation économique. Certes, la géopolitique traditionnelle n’a pas disparu (et d’ailleurs rien ne serait plus faux que de la réduire au seul recours aux armes ; la puissance peut également être « soft ») mais son exercice repose sur les armes de notre temps : moins d’acier et d’obus, plus de capitaux et de sanctions. Pour le dire dans les termes de Joseph Nye, le grand théoricien de la puissance, en contexte de mondialisation, les acteurs politiques ont tendance à substituer à la menace de sanctions militaires la menace de sanctions économiques. C’est que, l’intérêt des rapports de force géoéconomiques est double : ils ciblent les fondements mêmes de la mondialisation – la création de la valeur – sans détruire durablement le capital – les infrastructures, les villes ; ou tuer directement des personnes, comme le fait la guerre classique.
Le nouvel âge des sanctions
Ainsi, depuis l’entrée en mondialisation, les sanctions sont devenues l’un des outils privilégiés des grands États, lorsqu’ils souhaitent faire plier un adversaire. Sous le coup de sanctions, le jeu à somme positive de la mondialisation libérale devient un jeu à somme nulle : tout le monde n’est pas gagnant lorsque la géoéconomie entre en jeu !
L’examen quantitatif et structurel de la nature des sanctions imposées par des États à d’autres montre à quel point la grammaire de la conflictualité a évolué. Non seulement le nombre de sanctions a plus que doublé depuis 1990, mais d’autre part, et surtout, leur nature s’est modifiée. Les sanctions classiques – embargo sur les armes, sur le commerce (hors tarifs et quotas, non inclus dans la base de données Global Sanctions Database) – subsistent aujourd’hui mais celles qui ont connu le plus grand essor sont directement liées à l’essor de la mondialisation financière et de la mobilité des personnes. L’intégration financière, un meilleur traçage des paiements, l’extraterritorialité du droit américain associé à la prévalence de l’usage du dollar américain, et une volonté d’utiliser des sanctions ciblées ont contribué à cette diversification des instruments de la géoéconomie. Il n’est pas faux de dire que les sanctions sont un miroir assez fidèle des grandes tendances de la mondialisation.
Mais le nouvel âge des sanctions concerne aussi leurs objectifs, indissociables de la nature des régimes qui les adoptent. En effet, aujourd’hui la majorité des sanctions sont prises par les Etats-Unis et l’Union Européenne. Ces pays, qui disposent d’un fort pouvoir de marchandage économique ont pour but de faire respecter leurs principes fondateurs à l’étranger : droits de l’homme (Human Rights) et garantie de l’Etat de droit (Democracy).
Les sanctions contre la Russie, une crise aux allures de « guerre économique totale »
La crise actuelle russo-ukrainienne est un exemple frappant d’usage de la géoéconomie pour contrer la géopolitique. La Russie a militairement envahi l’Ukraine et les puissances occidentales tendent de mettre fin à ce conflit au travers de la géoéconomie. Depuis le 22 février 2022, plus de 1275 sanctions ont été imposées par la communauté internationale, avec notamment l’exclusion de la Russie du système financier international.
Malheureusement les sanctions n’atteignent pas toujours leurs objectifs. En moyenne, on peut considérer qu’elles rencontrent un succès total seulement dans un-tiers des cas (y compris dans la résolution de conflits). On peut ainsi craindre que la géoéconomie laisse la place à une géopolitique classique, notamment si la Russie arrive à renforcer ses échanges avec des partenaires économiques neutres, comme la Chine. Les livraisons d’armes par l’Union Européenne à l’Ukraine symbolisent cette possibilité.
Enfin, il est important de ne pas oublier que les sanctions économiques peuvent simultanément ne pas générer les objectifs escomptés tout en entraînant des conséquences terribles pour les populations civiles les subissant. L’historien Nicholas Mulder rappelle qu’un blocus économique peut être un instrument dévastateur, aussi effrayant dans ses impacts humains que les armes conventionnelles.