Se coiffer ou l’art de renouer avec soi-même

Se coiffer ou l’art de renouer avec soi-même

SKEMA Business School propose aux étudiants de Licence et de Master un électif Consilience qui cherche à donner corps au SKEMA Way of Learning : des approches innovantes, pluridisciplinaires, une dialectique entre la théorie et le terrain mais aussi la transformation des étudiants en auteurs ; auteurs de leur parcours bien sûr mais aussi producteurs de savoirs sous la conduite de leurs professeurs. Aussi, nous sommes fiers de vous présenter, dans la rubrique « Consilience », cette nouvelle série de chroniques écrites à plusieurs mains.

« Les coiffeurs restent ouverts » Quel soulagement ! Mais pourquoi donc accordons-nous autant d’importance à nos cheveux ? Si l’air du négligé nous angoisse, c’est peut-être parce que nos chevelures en disent bien plus sur nous qu’on pourrait le penser. Et si nos coiffures étaient un outil puissant d’expression personnelle ?

La chevelure de l’intégration

De tresses et de mèches mêlées 

De façon assez intéressante, la question de la coiffure a fait très tôt l’objet de normes dans les sociétés où prévalaient l’hétéronomie, la loi venue d’en-haut. Dans l’Epître aux Corinthiens, Saint-Paul recommande aux femmes de voiler leurs cheveux. A contrario, avec la Réforme protestante, les femmes cessent de cacher leurs cheveux pour privilégier des chignons sophistiqués comme en portait Jeanne d’Albret. Il permet aux femmes d’y cacher des petites bibles personnelles. En somme, on découvre sa tête comme on découvre son esprit. L’émancipation se lit à travers l’évolution de la chevelure, de même que la manière dont sont pensés les liens au sacré.


Portrait de Jeanne d’Albret, François Clouet, 1570

De façon plus générale, la chevelure est intimement associée aux rites de passage, à l’instar de coutumes comme la peinture sur le corps. En Grèce antique, il était d’usage pour les jeunes mariées de faire offrande d’une mèche de leurs cheveux afin de ne pas attiser la colère des dieux. Plus près de nous, l’ethnologue français Arnold Van Gennep a pu observer au cours de ses expéditions que la coupe de cheveux était associée aux âges de la vie ainsi qu’à des rites tels, les fiançailles, le mariage ou les funérailles. L’ensemble de ces normes et pratiques montrent combien la chevelure était un objet investi de sens, spirituel et social. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les cheveux soient devenus un marqueur fort d’identité.

La chevelure de la contestation

Coups de peigne et poing sur la table

De la chevelure objectivée par des coutumes ou des recommandations à la chevelure qui devient un outil de subjectivation, il n’y a qu’un pas. C’est que la coiffure, qui peut être marqueur d’intégration sociale, religieuse, genrée, peut également devenir le moyen de marquer sa différence d’avec les valeurs dominantes. Pensons aux coiffures hippies ; cheveux détachés, accessoires bariolés avec couronnes de fleurs, bandeaux, turbans, headband… sont une ode à la nature et symbolique de liberté. La chevelure, malléable, peut aussi devenir le support de revendications politiques. Chez les skinheads par exemple, l’excentricité des coiffures, avec leurs crêtes et leurs couleurs vives, sert de moyen de contestation de l’ordre social établi. Elle a permis la médiatisation des groupes et leur reconnaissance par la société, et ainsi l’affirmation à titre individuel de chacun des membres de la communauté. Dès les années folles, le bob ou la coupe à la garçonne apparaît comme un signe de rébellion. Il devient une marque de volonté d’émancipation lorsque les femmes, par souci utilitaire, la couplent au port du pantalon dans les usines pendant le premier conflit mondial.

Dans un registre moins radical mais tout aussi intéressant, on observe que les femmes occupant des postes à responsabilités privilégient les coupes courtes, évocatrices de masculinité, d’autorité et de rigueur, à celles longues, associées à la féminité, à la volupté et à la séduction. C’est en particulier vrai en politique et dans les pays à valeurs patriarcales : la coupe courte de Christine Lagarde serait une manière de s’affirmer en tant que femme et politicienne, tandis qu’en Suède, où la parité est plus intégrée dans l’inconscient collectif, les politiciennes ont tendance à avoir les cheveux plus longs ; Isabella Lövin ou Ann Linde, par exemple. C’est toute l’ambivalence de la chevelure qui transparaît ici : la coupe courte est à la fois symbole d’intégration dans un groupe dominant mais aussi de différenciation pour des femmes soucieuses de marquer leur différence.

La chevelure de l’invention de soi

Déroule tes longs cheveux, je te dirai qui tu es

Mais la chevelure se trouve au cœur d’une autre forme d’ambivalence : celle de la publicité et de la consommation, dont le principe normatif n’est plus à démontrer, et celle de l’affirmation de soi, de l’éthique de l’authenticité.  Le changement de coiffure a un effet libérateur sur l’expression de la personnalité. Comme le déclare une publicité pour des cosmétiques, changer de coiffure permet de « se réinventer chaque jour ». Ce renouvellement continuel est particulièrement exacerbé par l’abondance des colorations. On ne change plus seulement la coupe de ses cheveux, mais leur couleur ; on s’habille d’une nuance de personnalité que l’on veut faire ressortir. Ici ressort la volonté de se mettre en valeur soi-même en tant qu’individu, et pas en tant que membre d’une communauté. Plusieurs mouvements esthétiques valorisent l’individualité dans un espace-temps donné, voire la réappropriation d’un signe sensible associé intimement à l’identité – on pense au mouvement Nappy (pour « natural hair movement ») par exemple. C’est d’autant plus vrai dans une société de plus en plus individualiste, où chacun veut se différencier de l’autre et signifier sa personnalité : l’industrie des soins capillaires devrait d’ailleurs croître pour représenter 110 milliards de dollars d’ici 2024.

Mais comment rester soi-même tout en suivant la mode ? S’approprier la coiffure d’un modèle représentatif, ce n’est pas seulement le copier servilement, c’est aussi projeter sur ce modèle sa propre identité. En reproduisant le fameux chignon banane d’Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s ou un Undercut à la David Beckham, on projette de ressembler à cet autre que l’on n’est pas afin d’arborer les valeurs qu’il véhicule. C’est donc, en plus des critères de mode et d’esthétique, un système de valeur qui est associé à la coiffure. C’est aussi, en suivant ce modèle, un moyen de s’exprimer soi-même et de s’affirmer.

Que les cheveux soient à ce point un marqueur d’identité subie ou construite explique à quel point l’absence de cheveux est associée à un drame. On pense au mythe de Samson dans la Bible où la chevelure était associée à la puissance et le fait de les perdre à l’impuissance et, plus profondément, à la perte de l’identité. C’est la raison pour laquelle la pratique visant à raser le crâne est souvent associée à un sentiment de honte et de déshumanisation. C’est pour les châtier que les maîtresses des nazis eurent la tête rasée, au lendemain de la Libération. De façon générale, la calvitie est si peu acceptée dans nos sociétés qu’elle engendre des recherches intenses et qu’elle est compensée de plus en plus par des interventions chirurgicales. Dans un autre registre, les personnes atteintes de cancer, par exemple, ont tendance à porter des perruques, des associations collectent des cheveux.

Pour finir, on comprend mieux la récente ruée chez les coiffeurs. Outre le besoin esthétique de rattraper les créations improvisées, aller chez le coiffeur a réellement été ressenti comme un besoin psychologique marqué par le besoin d’évasion, de reprise en main, de tabula rasa. Le manque d’entretien des cheveux, c’est l’angoisse du temps qui passe, d’une perte de dynamisme, de l’air du négligé. Les cheveux ont ainsi le pouvoir de faire voir qui nous sommes, à quelle communauté sociale et religieuse nous appartenons, comment nous réagissons aux influences socio-politiques extérieures, à quelles cultures et modes nous sommes sensibles. Ils nous permettent d’affirmer qui nous sommes et la position que nous occupons dans la société. Chaque chevelure a ses caractéristiques propres et a pour vertu la quête de soi. Ce qui confère aux cheveux leur caractère mystique, c’est leur faculté à renouer avec l’essence de chacun.

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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Joséphine Goncalves-GédeonJoséphine Gédéon-Gonçalves, Etudiante en Master PGE, SKEMA Business School

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Justine SchaufelbergerJustine Schaufelberger, Etudiante Master PGE, SKEMA Business School

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