Les sociétés occidentales ont connu au cours du XXe siècle un déclin spectaculaire de la pratique religieuse. De nombreuses études soulignent aujourd’hui que cette tendance s’amplifie. Une analyse multifactorielle permet de mieux saisir les ressorts de cette (r)évolution…
En intelligence économique, on appelle « signaux faibles » des informations partielles, fragmentaires mais néanmoins décisives pour qui veut comprendre et anticiper la marche du monde. Éléments apparemment secondaires, ils sont autant de symptômes de réalités plus profondes. A ce titre, la prolifération des tatouages peut être considérée comme un signal faible, indiquant combien nos sociétés se sécularisent et s’émancipent de la foi traditionnelle. C’est ainsi en tout cas que le comprend Jérôme Fourquet dans son ouvrage L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (2019).
La pratique du tatouage a longtemps été cantonnée à des milieux très spécifiques comme les artistes ou les militaires. Elle est devenue commune depuis le début du nouveau millénaire. Impossible aujourd’hui de traverser une plage sans en apercevoir. Et pour cause, 25% des Français de 18 à 34 ans en arborent désormais. Et pourtant, le tatouage a longtemps été une pratique marginale dans nos sociétés judéo-chrétiennes ; il est en effet interdit par la Bible. Le Lévitique (19-28) est sans équivoque à ce propos : « Point d’incision dans votre chair (…) et vous n’imprimerez point de figure sur vous. Je suis l’Éternel. » Ainsi, la pratique du tatouage peut être comprise comme la réappropriation par les individus d’un corps auparavant dévolu à Dieu. Par ailleurs, outre leur fréquence croissante, les tatouages sont souvent liés à des moments marquants de la vie : une union, une naissance, un exploit individuel. Ils sont devenus un rite alors même que les rites chrétiens traditionnels, comme le baptême, s’effondrent. Or, cette tendance, loin de se limiter à la France, pays où le sentiment religieux est l’un des plus faibles d’Europe – s’étend aujourd’hui à la quasi-totalité du monde.
La chose pourrait étonner tant le XXIe siècle a débuté sous le signe du retour du religieux. Tandis que la chute de l’Union soviétique entraînait un regain du christianisme orthodoxe dans l’espace russe et que l’élection de George Bush propulsait un « Born again » à Washington, les attentats du 11 septembre 2001 témoignaient de la puissance meurtrière d’un islamisme politique originaire d’un monde musulman très attaché à sa foi. Dans ce contexte, les politologues Ronald Inglehart et Pippa Norris montraient en 2011 que la thèse d’un mouvement univoque de sécularisation mondiale était discutable compte tenu du maintien de la foi, voire son renforcement en certaines zones du globe. Or, la décennie qui vient de s’écouler illustre un tournant dans le sentiment et la pratique religieuse. Le même Ronald Inglehart note dans un récent article une tendance forte au déclin religieux dans la série de pays qu’il avait étudiée avec sa collègue il y a dix ans. A quelques exceptions notables – celle de l’Inde en particulier – l’ensemble de ces pays connaît un reflux du sentiment religieux.
Le déclin religieux est particulièrement marquant aux États-Unis. Or, ce pays a longtemps fait figure de singularité au sein du monde occidental. Alors que des sociologues comme Max Weber ou Émile Durkheim estimaient inéluctable une baisse de la religiosité consécutive à la diffusion des savoirs scientifiques et à l’enrichissement des sociétés, les États-Unis montraient l’exemple d’un pays riche, au niveau éducatif élevé et où la foi et la pratique religieuse se maintenaient à des niveaux élevés. Ils sont désormais le pays occidental où le déclin de la foi est le plus rapide. A ce rythme, il est même possible que le groupe des « sans religion » dépasse celui des évangéliques dans les années qui viennent, ce qui constituerait une mutation fondamentale de la société américaine.
Une question intéressante est de savoir pourquoi l’ensemble de la planète semble aujourd’hui converger vers une forme de sécularisation qui, bien entendu reste différente dans ses formes et son ampleur selon les zones géographiques. L’un des facteurs de fond reste bien entendu l’accès à un niveau de vie et de sécurité existentiel élevé. Une étude récente confirme le lien positif entre un niveau de vie élevé et le fait de ne plus croire en la nécessité d’un Dieu.
Ce facteur est puissant mais il n’explique pas le déclin récent et rapide du religieux auquel nous assistons aujourd’hui. Ronald Inglehart suggère l’explication suivante : si les sentiments religieux peuvent expliquer des comportements et des idées politiques, l’inverse est aussi vrai. L’opinion publique change, notamment sur des sujets sociétaux, dont l’un des plus importants est la natalité. Les religions ont partout défendu et promu la procréation. Or, la quasi-totalité de la planète fait aujourd’hui l’expérience d’une baisse de la natalité. Il s’y ajoute une plus grande tolérance sociétale aujourd’hui à l’égard de pratiques largement condamnées par les différents cultes ; parmi eux, l’homosexualité, l’avortement, les unions hors mariages. Or, les sociétés modernes s’avèrent beaucoup plus permissives, ce qui change leur regard sur le message des religions.
D’après Inglehart, ces changements de perception, d’ampleur sismique, placeraient une bonne partie des individus en porte-à-faux avec les valeurs religieuses ; ils ne s’y reconnaîtraient tout simplement plus tant elles divergent de leurs valeurs, ce qui les amène à les délaisser, tout simplement. Le monde musulman fait toutefois exception à ce schéma ; certes, une partie des populations commence à se détourner des mouvements religieux mais dans leur ensemble, ces pays restent plus religieux et conservateurs que la moyenne mondiale, pour le moment.
Ainsi, pour revenir au tatouage, on pourrait y voir le signal d’un déclin du religieux. Mais il est possible également qu’une telle pratique détourne ceux qui s’y adonnent des Églises qui la condamnent depuis toujours. Devant ce recul de la pratique et des croyances religieuses, il convient de s’interroger. Nos sociétés ont-elles répudié toute forme de spiritualité ? Et si c’est le cas, avec quelles conséquences ? Ce sont des questions que nous aborderons bientôt dans nos chroniques.