La transmission patronymique en France entre tradition et loi émancipatrice

La transmission patronymique en France entre tradition et loi émancipatrice

« Nous allons donner la liberté à chaque Français de pouvoir choisir son nom de famille, pour garder celui de sa mère uniquement, celui de son père, ou les deux, dans le sens que l’on souhaitera », a déclaré Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justice le 19 décembre dernier. Petite révolution de portée symbolique à l’horizon !

Contrairement à une idée reçue, rien n’oblige une femme en France à adopter le nom de son mari. En effet, la loi du 6 fructidor an II (23 août 1794), toujours en vigueur, dispose que tout citoyen ou citoyenne ne peut porter d’autre nom que celui qui figure sur son acte de naissance. Pourtant, en 1995, 91% des femmes mariées portaient encore le nom de leur époux. Pourquoi cette pratique a-t-elle aussi largement perduré ? Comment expliquer ce fossé entre le droit, émancipateur, et la pratique, qui reste empreinte de tradition ?

Nom de famille, nom patronymique, nom d’usage, nom marital : quelle différence ?

Pendant des siècles a prévalu en Occident l’usage selon lequel une femme prenait le nom de son époux lors de son mariage ; il s’agissait d’une transmission dite « patronymique » (du nom du père). Cet usage traduisait une situation de domination masculine dans laquelle la femme, éternelle mineure, passait de la tutelle de son père à celle de son mari. Par ailleurs, le Code civil disposait que « le mari doit protection à la femme, la femme doit obéissance à son mari », inscrivant dans la loi le caractère patriarcal de notre société.

De profonds changements sont pourtant intervenus. Pour commencer, en 1970, l’autorité parentale a remplacé la domination paternelle, ce qui a mis fin, au moins légalement, au rôle dominant du père de famille. Plus récemment, l’expression de « nom patronymique » a été supprimée par la loi du 4 mars 2002. En 2012, les expressions de « nom de jeune fille » et « nom d’épouse » étaient à leur tour formellement supprimées par une circulaire administrative. Enfin, en 2013, avec la Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, chacun des époux pouvait désormais « porter, à titre d’usage, le nom de l’autre époux, par substitution ou adjonction à son propre nom dans l’ordre qu’il choisit ».

Aujourd’hui, il ne subsiste en droit plus que deux types de noms : le nom de famille ou « nom de naissance » indiqué sur l’acte de naissance et qui correspond au nom du père ou de la mère, et le nom d’usage, pouvant être utilisé dans la vie quotidienne. Ce dernier est facultatif et n’a pas vocation à remplacer le nom de famille. Peuvent être utilisés en nom d’usage : le nom de l’époux(se), un double nom composé du nom naissance et du nom de l’époux(se) ou du nom du parent qui n’a pas transmis son nom à la naissance. Ainsi, lorsqu’une femme prend le nom de son mari, elle conserve son nom de famille et adopte un nom d’usage.

Autrement dit, le droit permet aujourd’hui aux femmes de conserver leur nom de naissance et de ne pas nécessairement adopter celui de leur conjoint. Et pourtant, comme le note Marie-France Valetas,  « la pratique du nom du mari est massive ». En 1995, 91% des femmes mariées portaient encore le nom de leur époux, contre 7% seulement qui adoptaient un nom de famille composé du patronyme de leur mari et du leur. Chose étonnante, vingt-six ans plus tard, il reste toujours extrêmement difficile de trouver des chiffres sur ce sujet. Alors que le droit est émancipateur, l’usage reste empreint de tradition.

Le rôle de la socialisation et des normes sociales

Pour comprendre pourquoi cette tradition perdure, il faut faire un peu de généalogie. C’est au XVIe siècle que la pratique de dévolution du nom de famille s’est généralisée en France, avec l’inscription systématique du nom du père sur les registres de baptême. A partir de la Révolution, cette pratique s’est étendue aux registres d’état civil. Aujourd’hui encore, un certain nombre de femmes, mariées ou divorcées, affirment avoir naturellement conservé le nom de leur époux pour avoir le même nom que leurs enfants.

De fait, cette pratique est devenue un habitus, une norme sociale intériorisée, qui explique que 7% des femmes seulement adoptent un nom de famille composé de leur patronyme et de celui de leur mari. La majorité des femmes qui prennent le nom de leur mari l’assument et y voient un « cadeau fait à leur conjoint ». Notons qu’au Québec, les lois provinciales de 1976, qui interdisent à l’épouse de prendre le nom du mari à l’issue du mariage, ont été contestées ces dernières décennies par des femmes exprimant leur frustration de ne pas pouvoir prendre le nom de leur époux. Selon une étude réalisée en 2019, ce choix d’abandonner son nom pour celui de son mari reste majoritaire, y compris en Norvège, pays pourtant parmi les mieux classés en termes d’égalité des genres. Il est aussi privilégié par les jeunes femmes, comme on l’observe pour les 18-34 ans au Royaume-Uni. Enfin, au Japon, pays qui impose de ne conserver qu’un nom par couple marié, 96% des épouses portent le nom de leur mari. 

Pour revenir au cas français, la sociologue Marie-France Valetas y voit un « effacement identitaire apparemment consenti », phénomène accentué par une inertie administrative qui fonctionne d’ailleurs dans les deux sens. La journaliste Eve Charrin souligne à ce propos les difficultés que rencontrent les hommes souhaitant prendre le nom de leur épouse : le premier Français à avoir entrepris cette démarche en 2012 a été confronté à sept rejets de sa demande. Au fond, même si le droit a évolué, les pratiques tendent à faire perdurer l’usage traditionnel de dévolution du patronyme du mari.

Appellation des enfants, la France au milieu du gué

Si, en France, le primat du nom du père vaut aussi pour la transmission du nom aux enfants, qu’en est-il ailleurs ? Force est de constater la diversité des pratiques : en Belgique, en Grèce et au Québec par exemple, la loi dispose que les femmes ne peuvent pas changer leur nom de famille après le mariage. En Malaisie et en Corée du Sud, le changement de nom ne fait tout simplement pas partie des mœurs.

Face à cette multitude d’habitus, la sociologue Virginie Descoutures a dressé une typologie concernant l’Europe. Elle y distingue quatre modèles de transmission du nom de famille aux enfants :

  • Un système « libéral » (Royaume-Uni) : chaque parent peut procéder à la déclaration de naissance et préciser le nom de l’enfant (nom de la mère, du père, ou autre).
  • Un système « alternatif » : la transmission du nom de la femme est possible mais un seul nom est transmis. L’Allemagne, la Finlande et la Suède permettent aux parents de choisir un « nom conjugal commun ». Une étude sur le choix du nom de famille en Finlande a souligné l’importance accordée à ce choix pour lequel une logique patriarcale continue à prévaloir.
  • La coexistence des systèmes « alternatif et bilatéral » : en Espagne, c’est la transmission du double nom avec le nom paternel en premier qui a longtemps primé. Mais depuis 2010, une loi permet aux parents de choisir l’ordre. Au Portugal, l’enfant peut porter jusqu’à quatre noms, choisis parmi ceux des parents, grands-parents, arrière-grands-parents (dans l’ordre défini par le couple).
  • Un système « patriarcal » qui correspond au système italien où seule prévaut la transmission du nom patronymique.

La France relève du troisième modèle « alternatif et bilatéral » depuis la loi de 2002, autorisant les enfants à porter, suivant le choix de leurs parents, « soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l’ordre choisi par eux ».

Les habitudes ont-elles évolué ? Pas vraiment : 83% des enfants nés en 2014 portent le seul nom de leur père contre 10% le double nom. De plus, la loi « conserve le principe général de la transmission du nom du père en l’absence de manifestation contraire des parents ». Les pourcentages sont assez différents selon la situation maritale des parents : 4,5% des enfants nés dans le cadre du mariage portent un nom composé et 95,2% le nom du père uniquement, contre respectivement 14,4% et 74,5% des enfants nés hors mariage.

In fine, la véritable émancipation ne résiderait-elle pas dans le respect du choix fait par les épouses ?

Rodolphe DesbordesProfessor of Economics, RISE² Research Centre, SKEMA Business School - University Côte d'Azur, France

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Frédéric MunierProfesseur de Géopolitique, SKEMA Business School

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Halgane Aden Houssein AbsiehEtudiante PGE, SKEMA Business School

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Charlotte DaruEtudiante PGE, SKEMA Business School

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Alexandra LazarevicEtudiante PGE, SKEMA Business School

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