Le recours aux statistiques est fondamental pour qui veut comprendre les évolutions de la société. Pour autant, leur usage doit être minutieux car le diable se cache dans les détails et une statistique peut en cacher une autre. Démonstration.
Il est courant d’illustrer les bienfaits du développement économique en montrant la hausse de l’espérance de vie au cours du temps. Effectivement un enfant né en 1880 pouvait espérer vivre 40 ans tandis que son descendant, né en 2020, pourrait connaître une existence deux fois plus longue. Les statistiques montrent que L’ensemble des populations des pays développés semble converger vers la même espérance de vie. Cette uniformité est néanmoins trompeuse car elle cache des trajectoires de mortalité profondément différentes selon les classes d’âge et selon les pays.
En ce qui concerne les États-Unis, le prix Nobel Angus Deaton et sa femme, Anne Case, ont mis en avant, le phénomène des « morts du désespoir ». De façon surprenante, le taux de mortalité des Américains (notamment blancs, non-hispaniques et peu éduqués) a stagné puis s’est accru durant la dernière décennie. L’une des principales raisons de cette hausse est la surmortalité liée à la consommation d’alcool et de drogues, licites et illicites. Pour Case et Deaton, cette mortalité excessive est symptomatique du fait qu’une partie de la population américaine souffre des changements sociétaux provoqués par la technologie et la mondialisation.
Fort heureusement, l’Europe ne connaît pas un tel phénomène, peut-être grâce à un État-Providence plus présent. Cependant, on note des différences significatives d’un pays à l’autre. Ainsi, la mortalité masculine des Français (ici, de 40 à 44 ans) est très élevée par rapport aux États-Unis ou à l’Italie. L’une des raisons principales réside dans le taux des suicides, bien plus fort en France que dans la plupart des autres pays développés. Cette exception française semble être durable au cours du temps et n’a pas été expliquée d’une manière satisfaisante. Le phénomène est assez inquiétant pour avoir entraîné la création d’un Observatoire National du Suicide.
Ces exemples montrent qu’on ne peut résumer le bien-être d’un pays à un seul indicateur. Dans ce domaine comme en d’autres, le diable est dans les détails ; c’est en eux que réside la finesse d’une observation scientifique. Si l’on pousse un peu plus loin la métaphore, on pourrait même dire que ce serait pécher pour l’homme de négliger le détail et la consilience pour n’adopter qu’une vision de surplomb, superficielle. Pour le sujet qui nous préoccupe ici, l’espérance de vie a progressé dans le monde mais ce phénomène peut cacher la souffrance de segments vulnérables de nos sociétés.