Quand l’IA complique la vie des chercheurs au lieu de la simplifier

Quand l’IA complique la vie des chercheurs au lieu de la simplifier

Les nouvelles technologies et l’IA sont présentées comme des progrès destinés à simplifier nos vies, et notre travail. Pourtant, c’est parfois le contraire qui se produit. Barbara Ribeiro, professeure associée à SKEMA Business School, et son équipe ont mené des recherches au sein d’une équipe scientifique pour mettre en évidence le “paradoxe de la digitalisation”.

On entend souvent dire que l’intelligence artificielle (IA) permettra de rationaliser et faciliter notre travail. On craint même parfois qu’elle puisse contribuer à faire disparaître certains emplois.

Mais dans le cadre d’une étude sur les laboratoires scientifiques menée avec trois collègues de l’Université de Manchester, j’ai pu constater que l’introduction de procédés automatisés visant à simplifier le travail (et donc à dégager du temps) pouvait également complexifier les choses et produire de nouvelles tâches plutôt routinières.

Les chercheurs ont besoin de l’IA…

Dans cette étude publiée dans Research Policy, nous avons étudié le travail des scientifiques dans le domaine de la biologie de synthèse. La « SynBio », comme on l’appelle, est un domaine qui combine l’ingénierie et la biologie dans le but de développer de nouveaux systèmes biologiques et d’attribuer de nouvelles caractéristiques à des cellules vivantes. On la retrouve dans l’agriculture cellulaire – notamment dans la culture de viande en laboratoire -, dans de nouvelles méthodes de production d’engrais et dans la découverte de nouveaux médicaments. Les expériences de SynBio s’appuient sur des plateformes robotiques de pointe, utilisées pour déplacer en continu un grand nombre d’échantillons. L’apprentissage automatique est également utilisé pour analyser les résultats à grande échelle.


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Ces derniers produisent ensuite d’importants volumes de données numériques. Ce procédé s’appelle la « digitalisation », et désigne les technologies numériques utilisées pour transformer les méthodes et les modes de travail traditionnels. L’un des principaux objectifs de l’automatisation et de la numérisation des procédés scientifiques est d’amplifier la portée des travaux, tout en permettant aux chercheurs de libérer du temps pour se consacrer aux tâches « à plus forte valeur ajoutée ».

…mais l’IA a besoin des chercheurs

Seulement, dans le cadre de notre étude, nous avons réalisé que les scientifiques ne se sont pas affranchis de ces tâches récurrentes, manuelles ou fastidieuses. Au contraire, l’utilisation de plateformes robotisées a amplifié et diversifié le nombre de tâches qu’ils devaient accomplir.

Il y a plusieurs raisons à cela. Parmi elles, la multiplication du nombre d’hypothèses et d’expériences à réaliser. Les méthodes automatisées accroissent les possibilités. Selon les scientifiques, ces méthodes leur permettent d’évaluer un plus grand nombre d’hypothèses et multiplient les possibilités de modification subtile du cadre expérimental. Conséquence ? Le volume de données à vérifier, à normaliser et à partager augmente considérablement.

Par ailleurs, les robots doivent être « formés » à la réalisation de ces expériences qui étaient auparavant manuelles. Les humains, eux, doivent également acquérir de nouvelles compétences pour préparer, réparer et superviser les robots. Il s’agit en effet d’éviter toute erreur dans le protocole scientifique.

Le travail de l’ombre et l’ombre du travail

Les travaux scientifiques sont souvent jugés sur la base des résultats obtenus, tels que les publications évaluées par les pairs et les subventions. Mais le temps pris pour nettoyer, dépanner et superviser les systèmes automatisés vient empiéter sur le temps consacré à ces tâches plus valorisées. Et ces actions plus rébarbatives sont souvent invisibles aux yeux des directeurs de recherche, qui fréquentent peu les laboratoires et n’en ont pas forcément conscience.

Les scientifiques de la SynBio en charge de ces tâches n’étaient pas mieux payés ou plus autonomes que leurs responsables et estiment pourtant leur charge de travail supérieure à celle de leurs superviseurs.

Ces conclusions pourraient également être valables dans d’autres domaines. ChatGPT est un chatbot doté d’une intelligence artificielle qui « apprend » à partir des informations disponibles sur le web. Lorsque les utilisateurs lui posent des questions, le chatbot propose des réponses structurées et convaincantes. Mais selon le magazine Time, des travailleurs kényans ont été embauchés pour filtrer le contenu toxique et empêcher que ChatGPT ne produise des réponses racistes, sexistes ou offensantes.

Le “paradoxe de la digitalisation”

De nombreuses pratiques professionnelles, souvent invisibles, sont nécessaires pour développer et entretenir l’infrastructure numérique. Ce phénomène peut être décrit comme le « paradoxe de la digitalisation ». Il remet en question l’hypothèse selon laquelle tout acteur impliqué ou concerné par la digitalisation devient plus productif ou dispose de plus de temps libre grâce à l’automatisation de certaines composantes de son flux de travail.

Les initiatives organisationnelles et politiques visant à automatiser et à numériser les tâches quotidiennes s’expliquent en grande partie par la volonté de réaliser des gains de productivité. Mais la promesse d’obtenir de tels gains ne doit pas être prise pour argent comptant.

Au-delà des tâches les plus visibles et généralement récompensées, nous devrions repenser la façon dont nous mesurons la productivité en tenant compte des tâches invisibles réalisées par les humains. Nous devrions également réfléchir aux modalités de conception et de gestion de ces procédés, pour que la technologie puisse véritablement enrichir les capacités humaines.

Cet article a initialement été publié en anglais sur The Conversation.

Barbara RibeiroProfesseur associée à SKEMA Business School.

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