Une recherche co-dirigée par Pierre-Xavier Meschi, professeur en sciences de gestion affilié à SKEMA Business School, et par Alexandre Bohas, professeur d’Affaires internationales, prend appui sur les investissements chinois dans les châteaux du Bordelais, en France. Souvent décriés dans les médias, ils semblent être bien moins inconsidérés qu’il n’y paraît…
La vague d’achats de châteaux bordelais par des investisseurs chinois serait-elle terminée ? Plusieurs signes en attestent. Aucun d’entre eux n’a montré son intérêt lors des transactions récentes. De nombreux châteaux sont même mis en vente par les anciens acquéreurs : il y avait une cinquantaine d’offres à saisir fin 2022.
In vino vanitas ?
Depuis 2012, plus de 200 acquisitions ont été réalisées par des investisseurs chinois dans le prestigieux vignoble bordelais, des investisseurs issus principalement de l’élite économique, politique et artistique du pays. Le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, a, par exemple, racheté plusieurs châteaux, dont le Château de Sours dans l’appellation Entre-Deux-Mers ; l’actrice Zhao Wei a, elle, jeté son dévolu sur plusieurs châteaux de l’appellation Saint-Émilion.
Ces transactions impliquant à la fois des membres de l’élite et des actifs prestigieux détonnent dans le monde des fusions/acquisitions. Considérées indifféremment comme des « danseuses », des « opérations d’ego », des « dépenses ostentatoires » ou comme ce que les Anglo-saxons qualifient de « self-interest transactions », ces acquisitions atypiques sont largement décriées par la littérature académique financière. En produisant peu ou pas de synergies et de complémentarités entre la cible et l’acquéreur, elles seraient destructrices de valeur et vouées à l’échec. Les cas de châteaux bordelais laissés à l’abandon par leurs propriétaires chinois, dont la presse et la télévision se font l’écho, vont dans le sens de cette perception négative, largement répandue dans l’opinion publique.
À y regarder de plus près cependant, ces investissements chinois dans le Bordelais sont loin d’être tous des échecs. C’est ce que nous montrons dans un travail de recherche récent qui analyse les suites de 123 acquisitions entre 2008 et 2015.
Investisseurs chinois, quelle intention d’achat ?
Une approche sociologique nous a permis de montrer que certaines de ces transactions créent de la valeur tant d’un point de vue économique que social et symbolique. Donnant l’occasion de se distinguer socialement, ces biens sont acquis pour le prestige accru qu’ils confèrent à leurs détenteurs et qui permet de se hisser au plus haut dans l’échelle sociale.
Considérant ces acquisitions de châteaux viticoles comme le prolongement d’une partie d’eux-mêmes, les nouveaux propriétaires leur accordent un soin tout particulier. Ils s’investissent ainsi pleinement dans la rénovation de la propriété, l’entretien des chais et, avant tout, la confection du vin. Nous avons pu constater de nombreux exemples d’investissements significatifs dans de nouveaux outils de vinification, un recours aux meilleurs œnologues comme Michel Rolland et Stéphane Derenoncourt, et un renouvellement du vignoble pour des domaines souvent à bout de souffle. Ces acquisitions ont souvent sauvé des exploitations de la banqueroute en même temps que s’améliorait la qualité du vin.
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Le Guide Hachette des Vins qui couvre l’ensemble des vignobles AOC français montre même des progressions significatives pour les vins produits par certaines de ces propriétés détenues par l’élite chinoise. Ainsi en est-il des productions du couple Andrew et Melody Kuk qui ont acquis la propriété La Commanderie à Pomerol en 2013. Ayant fait fortune dans la finance et l’événementiel à Hongkong, ils ont renouvelé l’outil de vinification ainsi que procédé à la réfection du bâtiment de la propriété. Après quelques années, le vin de ce domaine qualifié de « belle endormie » est régulièrement présent dans les classements des meilleurs vins bordelais.
Ces types d’acquisitions intégrées à une stratégie d’ascension sociale apparaissent très éloignés des quelques rachats conduits par des milliardaires chinois, qui concentrent pourtant l’essentiel de l’attention des médias. Déjà au sommet de la hiérarchie sociale, ces acquéreurs s’impliquent peu dans leurs propriétés viticoles et changent fréquemment de violons d’Ingres car leur rang social ne dépend pas de la performance de leurs acquisitions. Il en résulte dans ce cas effectivement des performances souvent dégradées.
Statistiquement, nous observons bien cette corrélation significative entre stratégies d’ascension sociale et amélioration de la qualité du vin dans les classements.
Dans le vin comme ailleurs
Notre approche apporte plus généralement des clés de compréhension des motivations de ces « acquisitions ostentatoires » conduites à l’échelle internationale par les élites économiques, sportives et artistiques. Ce concept est né à la fin du XIXe siècle, dans les travaux de l’économiste Thorstein Veblen qui observait les dépenses de la classe supérieure américaine. Certains comportements d’achat de ces élites ne semblent pas logiques du point de vue de la science économique mais s’inscrivent pleinement dans des stratégies d’affirmation ou de réaffirmation sociale.
Se concentrant dans des secteurs tels que le sport, l’hôtellerie et l’immobilier de luxe, ces acquisitions de prestige sont le fait d’investisseurs individuels très fortunés (« High-Net-Worth Individuals ») dont le nombre est estimé à 22 millions dans le monde et dont la richesse cumulée approcherait les 83 000 milliards de dollars. Ils sont de plus en plus nombreux, conséquence des politiques néolibérales depuis la fin des années 1970, de l’effondrement de l’URSS et de l’ascension des pays émergents.
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Une partie de cette fortune est consacrée à des acquisitions de prestige. Ainsi, les grands clubs de football, Paris Saint-Germain et Manchester City, sont détenus par les fonds d’investissement souverains en lien avec les familles régnantes qatariennes et émiraties, et, il y a encore peu, le Chelsea FC l’était par l’oligarque russe, Roman Abramovitch. Concernant l’hôtellerie, les palaces tels que le Bristol, le George V et le Meurice appartiennent à des personnalités fortunées étrangères, respectivement le groupe familial allemand Oetker, le prince saoudien Al-Walid Ben Talal Al Saoud et le sultan de Brunei.
Autant de personnalités dont la fortune ne provient pas du secteur concerné par leurs acquisitions et qui ont conduit ces acquisitions dans le but d’accéder ou de réaffirmer leur affiliation à l’élite internationale.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.